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Face au "blocage" des oppositions, la Première ministre Elisabeth Borne a opté le 19 octobre pour la fin des débats sur la première partie du budget 2023 à l'Assemblée en recourant à l'article 49.3 qui permet de faire passer un texte sans vote. Le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, avait justifié, la semaine précédente, le recours à l'article 49.3 en brandissant la "menace" d'un "pays qui ne pourrait plus payer ses fonctionnaires". Il suggérait ainsi que l'usage de cet article de la Constitution est la seule voie possible, sans quoi la France se retrouverait "sans budget". Mais ce scénario -proche d'un "shutdown" à l'américaine-, n'est pas possible en France, car il existe plusieurs dispositifs spécifiquement conçus pour l'éviter, comme l'expliquent plusieurs juristes à l'AFP. Le Conseil constitutionnel a en outre affirmé en 1979 que le gouvernement était libre, afin d'éviter ce cas de figure, de "prendre toutes les mesures d'ordre financier pour assurer la continuité de la vie nationale". Alors que la Première ministre, Elisabeth Borne, a utilisé, le 19 octobre, l'article 49.3 de la Constitution pour abréger les âpres débats sur la première partie du budget pour 2023, des membres du gouvernement se sont attelés en amont à justifier le recours à ce dispositif lui permet de faire adopter un projet de loi sans vote, et ainsi contourner le "blocage" dont elle a accusé les oppositions.Jeudi 13 octobre, le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal s'était inquiété des conséquences que subirait la France en cas de non-adoption de ce texte."La seule menace qui plane [...], c'est la menace d'un pays sans budget, d'un pays qui ne pourrait plus payer ses fonctionnaires, qui ne pourrait pas augmenter le salaire de ses enseignants", a-t-il affirmé dans l'hémicycle, au lendemain du rejet par les oppositions de l'article liminaire du projet de loi de finances (PLF) et de l'autorisation par le Conseil des ministres du recours à l'article 49.3 de la Constitution, "si la situation devait exiger qu'on y ait recours"."Vous trouvez tous les moyens possibles pour qu'il n'y ait pas de débat. Les seuls à parler de 49-3 ici ce sont les oppositions qui l'appellent de leurs vœux ! Avez-vous envie qu'on débatte, ou non ?"Rappel à l'ordre salvateur de @GabrielAttalpic.twitter.com/PkvG8cjWf0 — Jean-René Cazeneuve (@jrcazeneuve) October 13, 2022 Trois jours plus tard, lors de son passage dans l'émission "Le Grand rendez-vous" sur CNews-Europe 1, alors qu'il justifiait le probable recours du gouvernement à l'article 49.3 permettant à l'exécutif de faire passer un texte sans vote, à moins qu'une motion de censure ne soit adoptée, Gabriel Attal s'est de nouveau inquiété du potentiel impact d'une impasse législative sur le budget 2023. "Si les oppositions maintiennent leur position de dire 'quoi qu'il arrive on veut mettre en échec vos textes budgétaires'", on devra l'utiliser. [...] On ne peut pas se retrouver dans une situation où il n'y aurait pas de budget dans le pays. S'il n'y a pas de budget, il n'y a pas de bouclier tarifaire, les Français se prennent 120% d'augmentation sur leur facture. S'il n'y a pas de budget, on ne peut pas recruter des accompagnants supplémentaires pour les enfants en situation de handicap dans les écoles", a-t-il soutenu à cette occasion (à partir de 21:32 dans la vidéo ci-dessous). "A la fin des fins, on prendra nos responsabilités pour que le pays puisse avoir un budget : on n'envoie pas la 6e puissance du monde affronter 2023 les poches vides", concluait enfin le ministre des Comptes publics, justifiant le recours à l'article 49.3, sans quoi, selon lui, la France se retrouverait "sans budget" et donc financièrement paralysée. Ce scénario d'un "shutdown" à l'américaine ne peut cependant se produire en France, le cadre constitutionnel étant justement conçu pour éviter ce type de situation, comme l'expliquent plusieurs juristes à l'AFP."Gabriel Attal joue un peu sur le fantôme du 'shutdown' à l'américaine. Aux Etats-Unis, si le budget n'est pas voté à temps par le Congrès, l'Etat n'est plus autorisé à dépenser un centime, sauf pour des services extrêmement importants, comme les urgences. En conséquence, l'ensemble des services publics ne fonctionne plus. Mais cette situation à l’américaine n'est pas possible en France, car plusieurs dispositifs ont justement été introduits dans la Constitution pour éviter les blocages parlementaires", explique à l'AFP Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l'université Panthéon-Assas.Pour Armel Le Divellec, professeur de droit public à l'université Panthéon-Assas, "le ministre énonce une belle contre-vérité au sujet du budget, sans doute pour frapper les esprits, en faisant implicitement une sorte de rapprochement avec la situation récurrente aux Etats-Unis d'un retard dans l'adoption du budget fédéral par le Congrès, qui provoque le fameux 'shutdown'".L'article 47 de la Constitution, un garde-fou contre l'absence de budget Comme le détaille à l'AFP Jean-Pierre Camby, professeur associé à l'université de Versailles Saint-Quentin, "il y a trois types de lois de finances" : "le projet de loi de finances, qui s'applique au 1er janvier ; les lois de finances rectificatives, prises en cours d'année ; et la loi de règlement n-1 qui doit être débattue avant qu'on ne discute de la loi de finances de l’année n+1.""Ce dont on a impérativement besoin au 1er janvier, c'est d’une loi de finances, selon le principe d'annualité budgétaire en vigueur depuis 1817 : il faut voter les recettes et les dépenses de l'Etat avant cette date, déterminer les dispositions fiscales, budgétaires, autoriser les moyens des services publics, éducation, armées , justice, préfectures, ambassades, équipement, la revalorisation du point de la fonction publique s'il y a lieu, etc. Ce qui, constitutionnellement, compte, c'est l'annualité, un vote pour l’année, chaque année", poursuit le spécialiste.Comme le souligne Jean-Pierre Camby, la France est donc bien obligée d'adopter ce budget, essentiel au bon fonctionnement du pays : "Si, au 1er janvier, le texte autorisant à percevoir l'impôt et prévoyant les dépenses n'est pas adopté, l'Etat ne peut plus les percevoir ni payer les dépenses publiques, donc les fonctionnaires, ne peut plus verser de subventions, etc." Mais différents dispositifs prévus dans la Constitution permettent justement de prévenir une telle situation. Dont l'alinéa 3 de son article 47, qui dispose que, "si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance". "[Cet article] prévoit justement que si les chambres du Parlement n'adoptent pas le projet de loi de finances dans un délai de 70 jours après son dépôt", ses dispositions peuvent être mises en oeuvre "par un acte du gouvernement seul", explique Armel Le Divellec, soulignant que "la France ne sera donc pas 'sans budget'". La Première ministre, Elisabeth Borne, pendant la séance de questions au gouvernement, le 18 octobre 2022, à l'Assemblée nationale, à Paris. ( AFP / CHRISTOPHE ARCHAMBAULT)Un recours à l'ordonnance jamais mis en pratique à ce jour En pratique, l'Assemblée nationale, devant laquelle le PLF est déposé en priorité, a quarante jours pour une première lecture, puis le Sénat vingt jours. Dix jours sont ensuite prévus pour la navette entre les deux chambres. Cette année, les députés examinent depuis le 10 octobre la première partie du projet de budget de l'Etat, relative aux impôts et à l'équilibre budgétaire, et celle consacrée aux dépenses est théoriquement prévue à partir du 27 octobre. Le recours à l'ordonnance, en cas de dépassement de ce délai de 70 jours, n'est pas automatique : le gouvernement dispose d'une "marge d'appréciation" en la matière, ainsi que le précise l'Assemblée nationale dans sa brochure "L’Assemblée nationale et les lois de finances". En 1960 et 1961, quand le Parlement n'avait mené le débat budgétaire à son terme qu'au bout de 71 jours, le gouvernement s'était ainsi abstenu de recourir à une ordonnance, le principe de l'annualité budgétaire n'étant pas compromis par ce léger retard. En outre, toujours selon cette brochure, la "sanction radicale" que représente la mise en vigueur du texte par ordonnance "ne contraint pas le Parlement à adopter le projet de loi de finances" mais "lui fait seulement obligation de se prononcer sur ce texte." Un cas de figure qui ne s'est jamais produit à ce jour sous la Ve République. L'alinéa 4 de l'article 47 prévoit par ailleurs le cas de figure dans lequel la loi de finances "n'a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice". Dans ce scénario, envisageant cette fois une défaillance de la part du gouvernement, ce dernier "demande d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés.""L'hypothèse dans laquelle le gouvernement n'aurait pas déposé le projet de loi à temps ne s’est jamais produite non plus", souligne Jean-Pierre Camby. Seul le refus délibéré du gouvernement de recourir à ces différents dispositifs pourrait théoriquement amener la France à se retrouver sans budget, comme l'explique Benjamin Morel : "Dans la Constitution, le 'shutdown' n'est pas possible. Si le gouvernement décide, après le rejet de son projet de loi de finances, de ne pas en déposer de nouveau par principe, parce qu'il 'boude', et refuse par ailleurs de demander au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts [...], là on est dans l'embarras et il peut y avoir 'shutdown'." Mais cette hypothèse relève du "cas d'école", selon le spécialiste : "On est dans le cadre de la volonté politique : juridiquement, rien n'oblige à cette situation. On n'est pas dans un cas à l'américaine où, en cas d'absence d'accord, on se retrouve avec un 'shutdown'. Là, il faudrait vraiment que le gouvernement décide sciemment le blocage financier du pays. Sauf à avoir un gouvernement suicidaire pour lui-même et pour le pays, je ne vois personne jouer ce jeu-là."En revanche, ainsi que l'indique la brochure "L'Assemblée nationale et les lois de finances", "aucune disposition n’est prévue dans l’hypothèse où, à l’issue du délai de 70 jours, le projet de budget est rejeté par le Parlement", cette situation "de conflit majeur, politiquement équivalente au vote d'une mention de censure" n'ayant "pas été envisagée par la Constitution". Ainsi que le souligne Benjamin Morel, le recours aux alinéas 3 et 4 de l'article 47 permettrait pourtant, selon la situation en vigueur, de la débloquer : "Si le projet est rejeté au bout de 70 jours mais qu'il reste encore au moins 70 jours avant le 31 décembre, le gouvernement peut proposer un autre PLF - rien ne l'oblige à proposer un texte fondamentalement différent. Il peut ensuite, si le Parlement ne s'est pas prononcé au bout de ce délai, recourir à l'alinéa 3 de l'article 47 et faire entrer en vigueur les mesures du PLF par ordonnance.""Dans le cas où le PLF serait rejeté au bout des 70 jours et que le gouvernement n'aurait pas assez de temps pour en proposer un nouveau susceptible d'être adopté avant le 31 décembre, il peut demander au Parlement, grâce à l'alinéa 4 de l'article 47, 'l'autorisation de percevoir les impôts' et ouvrir 'par décret les crédits se rapportant aux services votés'", poursuit le maître de conférences en droit public.Le gouvernement, autorisé à "prendre toutes les mesures d'ordre financier pour assurer la continuité de la vie nationale" Le seul précédent historique notable, en matière de loi de finances, remonte à 1979, lorsque le Conseil constitutionnel avait annulé le PLF du gouvernement de Raymond Barre voté à l'Assemblée nationale pour l'année 1980. "Le 24 décembre 1979, le Conseil constitutionnel annule la loi de finances au motif qu'elle n'a pas été adoptée selon la procédure régulière - la seconde partie de la loi de finances relative aux dépenses avait été mise en discussion alors que la première partie relative aux recettes n'avait pas été votée", explique à l'AFP Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'université Panthéon-Sorbonne."En réponse, le gouvernement a fait voter une loi simple autorisant l'Etat à percevoir impôts et taxes pour l'année 1980. L'opposition a saisi le Conseil constitutionnel au motif que cette autorisation ne pouvait être donnée que par une loi de finances. Dans sa décision du 30 décembre 1979, le Conseil constitutionnel a estimé que dans cette situation exceptionnelle, le gouvernement pouvait 'prendre toutes les mesures d'ordre financier pour assurer la continuité de la vie nationale'", poursuit le spécialiste."Donc si le budget pour 2023 n'est pas voté ou est retoqué par le Conseil constitutionnel, le gouvernement peut faire adopter en urgence une loi ordinaire l'autorisant à percevoir impôts et taxes", conclut Dominique Rousseau. Un tag sur l'article 49.3, le 15 mars 2020, à Paris. ( AFP / JOEL SAGET)L'article 49.3, conçu pour éviter les blocages parlementairesEn pratique, l'article 49.3 de la Constitution, a "précisément été conservé en matière financière" malgré la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, pour que "la discussion budgétaire aboutisse en temps utile", comme le relève auprès de l'AFP Pauline Türk, professeure de droit public au Centre d'études et de recherche en droit administratif, constitutionnel, financier et fiscal (CERDACFF). Bien que son usage reste limité, depuis cette date, à un seul texte au cours d'une même session parlementaire alors que le gouvernement pouvait y recourir autant de fois qu'il souhaitait auparavant, son utilisation reste illimitée pour les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Une particularité qui "montre bien que ces textes budgétaires sont absolument indispensables pour faire fonctionner l'Etat" et rappelle que "le recours à l'article 49.3 a été pensé sous la IVe République à l'époque où ce genre de blocage et d’absence de majorité parlementaire était très fréquent", selon Jean-Pierre Camby. En outre, comme le souligne l'expert, si le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a déjà annoncé que le gouvernement ferait "probablement" appel à l'article 49.3 le 19 octobre pour permettre l'adoption sans vote de la première partie de son PLF 2023 à l'Assemblée nationale, ce processus devra forcément être utilisé deux fois conformément à la "structure bipartite" du PLF : "Deux engagements de responsabilité sont nécessaires sur le même texte. Il en faut un sur la première partie, le vote des impôts et de l'équilibre budgétaire. [...] Mécaniquement, ce n'est qu'après cette première étape votée que l'on peut débattre des dépenses."Comme l'indique le site Vie publique, en date du 22 août 2022, l'article 49.3 a été utilisé 87 fois depuis 1958. Capture d'écran réalisée sur le site "Vie publique", le 18 octobre 2022. ( Alexis ORSINI)"Le premier gouvernement de la Ve République, celui de Michel Debré, y avait eu recours dès novembre 1959, celui de Raymond Barre en 1980 (quatre fois, pour chaque lecture) et ceux de Michel Rocard, Edith Cresson puis Pierre Bérégovoy - des gouvernements sans majorité absolue, comme celui d'Elisabeth Borne - à un grand nombre de reprises entre 1988 et 1993", rappelle Armel Le Divellec. "Si le gouvernement pense qu'il ne parviendra pas à obtenir au moins l'abstention d'une partie de l'opposition (les députés LR, principalement), il utilisera le 49.3, parfaitement dans la logique de cet article", conclut le spécialiste. Enfin, ainsi que l'explique Jean-Pierre Camby, le gouvernement dispose d'un dispositif complémentaire ou alternatif à l'article 49.3 : "le recours au vote bloqué, prévu par l'article 44-3 de la Constitution."Celui-ci permet au gouvernement de demander à une assemblée de se prononcer uniquement sur les amendements qu'il a proposés ou acceptés. Une possibilité qui semble toutefois peu opportune pour le gouvernement d'Elisabeth Borne : "Ce n'est pas un moyen certain, dans la configuration parlementaire actuelle, de passer outre l'absence de majorité. Il faut bien, au final, qu’un vote ait lieu soit sur le texte soit sur la motion de censure si elle est déposée après engagement de responsabilité." En 2018/2019, le plus long 'shutdown' connu par les Etats-Unis Aux Etats-Unis, où les discussions budgétaires sont traditionnellement difficiles mais s'achèvent souvent par des textes de financement temporaire du gouvernement, une absence d'accord entre le Parlement et la Maison Blanche sur le budget entraîne la fermeture de nombreux services fédéraux et la mise au chômage technique de milliers de fonctionnaires, ainsi que la perturbation de certains ministères.Si l'administration de Joe Biden n'a pas connu de "shutdown" à ce jour, son prédécesseur Donald Trump en a vécu deux, dont un de 35 jours de la fin 2018 à début 2019 qui a été le plus long de l'histoire des Etats-Unis. Le précédent "shutdown" en janvier 2018, le premier de l'administration Trump, avait duré trois jours. Le précédent, en octobre 2013, avait été bien plus long, 16 jours, même s'il était loin des 21 jours de 1995-96.Les Américains sont habitués à ces bras de fer budgétaires qui précipitent la fermeture de services jugés "non essentiels" du gouvernement fédéral, subitement privés de financement et de visibilité. Plus ces blocages durent, plus leurs conséquences sont lourdes.20 octobre 2022 Actualisation de l'article pour indiquer que le gouvernement a recouru, le 19 octobre, à l'article 49.3
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