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Selon une publication partagée plusieurs centaines de fois sur les réseaux sociaux depuis mi-août, la France aurait versé près de 120 millions d'euros en un an au régime des talibans, revenus au pouvoir en Afghanistan en août 2021. Si ce chiffre est exact, il concerne l'aide humanitaire (ou "aide d'urgence"), qui n'est pas versée au régime mais à des ONG ou des agences de l'ONU pour aider la population locale, confrontée à une extrême pauvreté, ont expliqué à l'AFP des experts et ONG. Comme d'autres pays, la France y a en revanche arrêté "l'aide au développement", un autre type d'aide, versée aux régimes reconnus. Aucun pays n'a jusqu'ici reconnu le régime des talibans et leur retour s'est accompagné d'une forte régression des droits des femmes et d'une profonde crise humanitaire et économique. Dans ce tweet viral, un utilisateur affirme, "dégoûté", que la France "a versé, depuis que les occidentaux ont quitté l'Afghanistan, 120 millions d'euros en un an aux talibans". La publication a également été partagée sur Facebook (ici, ici). Comme indiqué dans ce communiqué du ministère des Affaires étrangères du 15 août 2022, "la France réaffirme sa solidarité et son soutien aux Afghanes et aux Afghans" et "a ainsi fait parvenir, depuis le 15 août 2021, plus de 120 millions d’euros d’aide humanitaire à la population afghane". Comme nous allons le voir, l'aide humanitaire -aussi appelée "aide d'urgence"- est versée par le ministère directement à des ONG françaises et autres organisations internationales sur place pour venir en aide aux populations démunies. Elle n'est pas versée aux autorités. Ce type d'aide est différent de "l'aide au développement", qui se déploie sur le long terme et peut être versé aux autorités d'un régime reconnu. David Martinon, ambassadeur de France en Afghanistan, l'a expliqué sur France Info le 15 août 2022, à l'occasion du premier anniversaire de la prise de Kaboul par les talibans. On peut retrouver l'interview dans son intégralité ici.Il y précise bien que l'aide de la France est envoyée en tant qu'"aide humanitaire", en expliquant que Paris "[s'en tient] pour le moment à une aide humanitaire, qui est d'ailleurs très importante puisque la France a donné plus de 120 millions d'euros depuis la chute de Kaboul en aide humanitaire, c'est-à-dire non conditionnée".En effet, les sommes envoyées en tant qu'"aide humanitaire" par des Etats comme la France ou par des organisations comme l'ONU sont destinées à "assurer l'assistance et la protection des personnes vulnérables, et à répondre aux besoins fondamentaux des populations affectées" par une crise, en l'occurrence la population afghane, comme l'explique sur son site le ministère des Affaires étrangères.Cette aide est à distinguer de l'"aide au développement" qui selon l'OCDE est fournie "dans le but exprès de promouvoir le développement économique et d'améliorer les conditions de vie dans les pays en développement", une aide donc structurelle et à long terme, versée aux Etats et à des organismes sur place. Dans le cas de la France, ces fonds sont versés par l'Agence Française de Développement (AFD) à des pays bénéficiaires listés par l'OCDE.Ce deuxième type d'aide est conditionné, souligne David Martinon, "au fait que les talibans remplissent les conditions données par le Conseil de Sécurité de l'ONU". La distinction entre "aide humanitaire" à destination d'organisations internationales, visant la population afghane dans le contexte d'une crise, et "aide au développement" à destination d’un régime légal pour contribuer à son développement économique est donc bien explicitée par M. Martinon dans l'interview. Principaux événements en Afghanistan depuis le retour au pouvoir des talibans le 15 août 2021 ( AFP / Laurence CHU, Janis LATVELS)Contacté par l’AFP le 18 août, le ministère des Affaires étrangères a confirmé par écrit ce chiffre de 120 millions d’euros d’aide humanitaire décaissés depuis août 2021, "au profit d’organisations non gouvernementales, d’agences onusiennes et d’organisations internationales", notamment pour financer des projets portés par les ONG françaises en Afghanistan, "au bénéfice direct des populations afghanes".Dans le contexte actuel afghan, le ministère explique avoir "appelé à maintes reprises les nouvelles autorités talibanes à assurer un plein accès humanitaire, sûr et sans entrave" et avoir également appelé ses partenaires à "demeurer vigilants" pour que l’aide humanitaire ne soit pas détournée de son but conformément à la résolution 2593 adoptée le 30 août 2021 par le Conseil de Sécurité de l’ONU.Alors que l’aide humanitaire est "inconditionnelle et doit le rester" pour le ministère des Affaires étrangères, ce dernier rappelle que l’aide au développement n’est plus délivrée par la France puisqu’elle est, elle, conditionnée au respect des droits de l’Homme, une condition "à l’évidence pas remplie aujourd’hui".Les chiffres donnés par Handicap International le 11 août 2022 confirment la situation d’extrême urgence humanitaire dans laquelle est plongé le pays : "24,4 millions d’Afghans – soit 55 % de la population – ont besoin d'une aide humanitaire (contre 21 millions en 2021 et 8 millions en 2020). On estime que près de 19 millions d’Afghans – soit près de la moitié de la population – sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë et que 1,1 million d'enfants souffrent de malnutrition aiguë". Les talibans ont repris le pouvoir en Afghanistan le 15 août 2021, à l'issue d'une offensive fulgurante entamée en mai à la faveur du début du retrait d'Afghanistan des forces américaines et de l'Otan. Si les violences ont fortement diminué depuis, la crise humanitaire dans le pays s'est rapidement aggravée.L’aide au développement, impossible sans reconnaissance du régimeAvant le retour des talibans à Kaboul, la situation humanitaire en Afghanistan était déjà difficile, avec une économie affaiblie, où "quasiment tout dépendait de l’aide étrangère", a précisé à l'AFP David Rigoulet-Roze le 17 août, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste de l’Afghanistan et du Pakistan. Les aides internationales représentaient avant la prise de pouvoir des talibans une très grande partie du produit intérieur brut du pays. En 2020, le PIB afghan s'est élevé à 19,81 milliards de dollars tandis que les flux d'aide ont représenté 42,9% du PIB, selon les données de la Banque mondiale mentionnées dans cette dépêche de l'AFP."Du jour au lendemain, l’aide a fait défaut et les fonds de la banque centrale ont été bloqués (...) Ces fonds sont demeurés bloqués car il n’y a jamais eu, jusqu’à présent, de reconnaissance du régime", ajoute David Rigoulet-Roze. Après la prise de pouvoir par les talibans, les États-Unis ont gelé 7 milliards de dollars d'actifs de la banque centrale, le secteur bancaire s'est effondré et l'aide étrangère, représentant à ce moment-là 45% du PIB du pays, s'est arrêtée soudainement.L'aide au développement s’adresse à un "gouvernement légal, reconnu, qu’on va aider sur le long terme", explique David Rigoulet-Roze. Carte montrant comment les Talibans ont envahi les districts d'Afghanistan d'avril à septembre 2021 ( AFP / Janis LATVELS, John SAEKI, STAFF)"L’aide d’urgence ne sera jamais conditionnée : malgré tout, on donnera toujours de l’argent pour que les gens ne meurent pas de faim. Mais ce n’est pas ça qui fait tourner un pays, ce n’est pas structurel, c’est pour pallier une situation catastrophique immédiate", ajoute le chercheur. Entre 150 et 160 organisations non-gouvernementales opèrent sur le terrain en Afghanistan selon David Rigoulet-Roze, qui sont "tolérées par les talibans qui savent qu'ils n'ont pas d'alternatives".Cela rejoint la déclaration de Josep Borrell, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, qui expliquait le 3 octobre 2021 "[avoir] accru notre aide humanitaire, tout en arrêtant notre aide au développement". Et de préciser : "Depuis la prise de pouvoir par les talibans, l’UE a décidé d’augmenter son aide humanitaire, la faisant passer de 57 à 200 millions d’euros, tout en s’engageant, avec ses États membres, à verser 677 millions d’euros pour venir en aide aux millions d’Afghans qui souffrent en ce moment".L'aide humanitaire, confrontée à des difficultésFace à la situation en Afghanistan, les Etats et organisations internationales se trouvent confrontés à des difficultés pour faire parvenir l’aide humanitaire à la population, a expliqué à l’AFP Sébastien Boussois le 22 août, docteur en sciences politiques et chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient."Pour les biens, on peut faire des ponts aériens, mais l’argent est un dilemme pour deux raisons : le régime des sanctions imposé à l’Afghanistan et la nécessité de verser des fonds libérés sur parole (...) dans un pays panier percé par la corruption", note le chercheur."En principe, l'argent ne va pas aux talibans : les ONG sur place récupèrent les financements et les aides", souligne le spécialiste. Mais il convient rester prudent concernant le devenir des aides une fois qu'elles sont récupérées par les ONG sur place, nuance-t-il.On estime aujourd'hui que ces vingt dernières années, l'aide envoyée à l'Afghanistan a pu subir une "déperdition" très élevée, à cause de la corruption généralisée, relève le chercheur.Le risque de "captation" de l'aide humanitaire dans les pays bénéficiaires, du fait de la corruption ou de la manipulation sur place, est un phénomène bien réel, selon Magali Chelpi-den Hamer, chercheuse à l'IRIS interrogée à ce sujet sur le site de l'institution.Mais un certain nombre de protocoles et de garde-fous sont en place pour limiter de possibles détournements.Ainsi, le Conseil de Sécurité de l'ONU encourage les prestataires de l'aide humanitaire à "faire tout ce qu'ils peuvent pour que les avantages que pourraient tirer des personnes ou entités inscrites sur la liste relative aux sanctions (...) soient réduits au maximum". Il demande également un exposé de la situation de l'aide humanitaire fournie tous les six mois au Coordonnateur des secours d'urgence. Des aides versées aux ONG et organisations sur place L’aide humanitaire d’urgence parvient également à contourner l’administration des talibans, par des stratégies dites du "Cheval de Troie", a expliqué à l'AFP Georges Lefeuvre le 25 août, anthropologue spécialiste de l'Afghanistan et du Pakistan, en versant l’aide humanitaire "via des agences onusiennes et à destination d’ONG qui sont en mesure d’atteindre directement les populations en détresse".Le chercheur cite l’exemple de la Banque mondiale, qui le 10 décembre 2021 puise "280 millions de dollars dans les réserves du Fond spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan" pour les réaffecter à l’UNICEF et au Programme Alimentaire Mondial, qui ont des missions dans le pays. L’objectif d’atteindre directement les populations face à la crise humanitaire que traverse le pays passe donc via le contournement du régime des talibans pour des Etats comme la France par le versement de fonds directement à des ONG sur place, situation confirmée par plusieurs ONG interrogées par l’AFP. Des réfugiés afghans, internes au pays, font la queue pour s'identifier et recevoir de l'argent alors qu'ils rentrent chez eux dans l'est du pays, au camp du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) dans la banlieue de Kaboul, le 28 juillet 2022. ( AFP / Wakil Kohsar)Solidarités International, ONG française travaillant sur l’approvisionnement en eau, l’hygiène et la sécurité alimentaire, qui a des activités en Afghanistan, bénéficie de 1,3 million d’euros versés directement par le centre de crise du ministère des Affaires étrangères, selon Jean-Philippe Barroy, responsable géographique chez l’ONG, contacté par l'AFP le 23 août 2022."Cela fait des années qu’on travaille avec le centre de crise, chaque année il y a un appel à propositions, on doit proposer des projets et c’est sur la base de ces projets qu’on obtient des financements", explique Jean-Philippe Barroy, qui ajoute que ce fonctionnement est le même pour l’UE, la France, ou des acteurs privés.Les mécanismes d'appel à projets sont l'un des garde-fous face au risque de détournement et pour tendre à plus de transparence, selon le responsable géographique de Solidarités International. Les financeurs font confiance à l’ONG "sur un projet très détaillé", qui doit être réalisé puis qui est "audité" par la suite, ce qui selon Jean-Philippe Barroy "garantit que l’aide est allée à destination des populations et non pas détournée par d’autres".Pour l’ONG La Chaîne de l’Espoir, qui gère un hôpital pour femmes et enfants à Kaboul depuis plusieurs années et qui intervient également dans des camps, ce sont environ 2,5 millions d’euros envoyés par le centre de crise cette année a expliqué à l'AFP Anouchka Finker, directrice générale, le 24 août 2022."L’hôpital a été construit à l’époque par l’Agence Française de Développement, et maintenant il fonctionne avec une partie de fonds [du centre de crise] du ministère des Affaires étrangères, et l’autre partie de fonds privés", a expliqué à l’AFP Anouchka Finker, précisant également que ces fonds leur sont versés directement et "bénéficient aux enfants et aux femmes".Anouchka Finker précise que vis-à-vis des talibans, "le régime ne nous demande pas de sommes financières" et ajoute que ces derniers "ont besoin des ONG qui tiennent tout le système de santé en Afghanistan, ils nous laissent travailler". Un homme afghan porte des sacs de céréales qu'il a reçus dans une installation du Programme alimentaire mondial (PAM) pour aider les Afghans dont les enfants souffrent de malnutrition, à Kandahar, le 21 avril 2022. ( AFP / Javed Tanveer)Du côté du Programme Alimentaire Mondial (PAM) des Nations Unies, l’organisation a expliqué à l'AFP par écrit le 25 août 2022 avoir reçu un total de "4 millions d’euros de la France" pour 2022, dont 2 millions pour le programme de nutrition chez les enfants et les femmes enceintes, 1 million pour les activités d’alimentation scolaire et 1 million alloué pour l’aide alimentaire d’urgence. Cette dernière est envoyée "par transferts monétaires qui vont directement aux familles vulnérables en situation d’insécurité alimentaire".En 2021, le financement de la France pour le PAM s’élevait à 27,5 millions d’euros selon l’organisation, utilisés pour ses différentes activités liées à la nutrition et l’aide alimentaire, et transférés "sur le compte d’entreprise du PAM".L’organisation a indiqué à l’AFP assurer "un suivi post-distribution indépendant" pour s’assurer que son soutien atteint les personnes ciblées et maintenir un dialogue avec les autorités sur place pour garantir "l’indépendance" de son travail humanitaire.30 août 2022 corrige deux coquilles
(fr)
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