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Depuis des années, les données montrent que la perte de glace de mer (ou banquise) arctique est l'une des conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Cependant, des articles très partagés sur les réseaux sociaux affirment que "la glace de la mer arctique" s'est "reconstituée très rapidement au cours des dernières années", ce qui prouverait que les effets du réchauffement climatique se sont "essoufflés" au cours des vingt dernières années. Mais c'est faux : à l'inverse, la tendance est, depuis les années 1980, à la diminution de la banquise de la mer arctique, comme l'ont expliqué plusieurs experts à l'AFP. Par ailleurs, le dérèglement climatique s'est lui aussi accéléré au cours des dernières années."La banquise Arctique s'est reconstituée très rapidement, au point de défier toutes les prévisions des 'catastrophistes' du 'réchauffement climatique'", assure un tweet partagé plus de 850 fois depuis le 15 janvier. Il renvoie vers un article diffusé sur un blog le 25 décembre 2022, dont le titre indique : "Le rétablissement spectaculaire des glaciers des mers mondiales déconcerte les catastrophistes du 'réchauffement climatique' qui se sont trompés sur leurs prévisions", qui a été partagé depuis à près de 1.000 reprises sur divers groupes Facebook, selon le logiciel de mesure des réseaux sociaux Crowdtangle.Ce texte conclut que le "réchauffement climatique s'est essoufflé il y a une vingtaine d'années".Le même article a été diffusé sur de nombreux blogs (1, 2, 3, 4, 5, 6), en français depuis la fin décembre.. Capture d'écran Twitter, prise le 27/01/2023 Capture d'écran du site "citoyen-et-français", prise le 27/01/2023 Pourtant, cet article de blog s'appuie sur des graphiques utilisant des données mal interprétées, pour parvenir à une conclusion trompeuse, ont relevé cinq climatologues et glaciologues auprès de l'AFP. En réalité, les données satellite montrent que la tendance est plutôt à la réduction de la couverture de glace de mer de l'Arctique.Le réchauffement climatique quant à lui n'a pas diminué, au contraire.Des sources douteusesL'article commence par citer "un court essai sur le site climatique 'Watts Up With That'", écrit par Willis Eschenbach.En entrant des mots-clés sur le moteur de recherche recensant des publications scientifiques Google scholar, nous n'avons pas retrouvé d'études sur la glace ou l'Arctique publiées par Willis Eschenbach dans des revues reconnues.Ce qui s'en rapproche le plus est une "lettre" (un court texte qui relève plus de l'opinion ou du commentaire qu'une étude, comme détaillé dans notre précédent article expliquant comment identifier une étude scientifique), co-écrite et parue en 2014 dans le journal Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), sur un sujet semblable, dans laquelle Willis Eschenbach est identifié comme un "scientifique indépendant".Selon le média anglophone DeSmog, spécialisé depuis 2006 dans les sujets sur le climat et l'environnement, et en particulier la lutte contre la désinformation dans ce domaine, Willis Eschenbach a une formation en psychologie et non en sciences du climat, et a travaillé par le passé dans la comptabilité pour une entreprise pétrolière, South Pacific Oil.Toujours d'après sa fiche sur le site de DeSmog, il a également déjà diffusé plusieurs allégations trompeuses visant à nier l'importance du réchauffement du climat, ou l'impact de l'Homme sur ce dernier. L'ONG Science Feedback, spécialisée dans la lutte contre la désinformation scientifique, avait par exemple déjà vérifié des assertions incorrectes de Willis Eschenbach au sujet de l'augmentation du niveau des mers, relayées dans un article publié sur site "Watts Up With That" en mars 2020.Le site de vérification de fausses informations autour du climat Skeptical Science a également déjà vérifié certains de ses propos trompeurs sur la masse de glace du Groenland et l'augmentation des températures.Plusieurs articles du site "Watts Up With That", qui relaie des contenus trompeurs niant l'origine humaine du réchauffement climatique, et affirmant que la science du climat est déformée et exagérée pour provoquer la panique, ont déjà fait l'objet d'articles de vérifications de l'équipe de l'AFP en anglais (1, 2).Un graphique à la description trompeuseLa glace de mer, autre nom de la banquise, est formée lorsque de l'eau de mer (salée) gèle à la surface. Elle est différente de la glace des calottes et des glaciers, qui provient d'une accumulation d'eau (douce) provenant des précipitations, comme expliqué dans un lexique disponible sur le site du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Schéma expliquant la différence entre la calotte glaciaire et la banquise ( AFP / Valentin RAKOVSKY, Paz PIZARRO)Pour justifier son propos, l'article partagé sur les réseaux sociaux s'appuie sur un graphique, sur lequel on observe une courbe rouge qui semble s'effondrer jusqu'aux années 2015, puis remonter légèrement jusqu'en 2020. Un commentaire sous l'infographie indique qu'elle "montre l'évolution de la couverture de glace de mer arctique de 1990 à 2020". Cependant, cette description est trompeuse, comme l'ont relevé plusieurs spécialistes du climat auprès de l'AFP : la courbe, dont les données ne sont pas clairement sourcées, montre plutôt les "anomalies", c'est-dire les différences entre les observations sur la couverture de glace et une valeur moyenne, et non l'augmentation en chiffres bruts de la couverture de glace. En effet, par rapport à la moyenne de la banquise de la mer arctique sur 30 ans, sa surface a pu ponctuellement être au-dessus ou en dessous de cette moyenne. Capture d'écran du graphique aux descriptions trompeuses utilisé dans l'article viral sur les réseaux sociaux, prise le 30/01/2023Le graphique de l'article "ne montre pas du tout la superficie de banquise entre 1980 et 2020. Il montre la différence entre les observations et les moyennes sur le long terme. Une différence positive montre que la superficie de la banquise est plus haute que le 'long terme', une différence négative montre que la différence est plus basse que le 'long terme'. La moyenne sur le long terme est ici définie par la moyenne de la superficie de la banquise entre 1981 et 2010. Donc, sur 30 ans, ce qui est une longue période", explique Heïdi Sevestre, glaciologue travaillant sur l'Arctique, le 25 janvier auprès de l'AFP."Entre 1980 et 2010, l'anomalie est positive, donc la superficie de la banquise était plus haute que la moyenne 1980-2010. Entre 2010 et 2020, l'anomalie est négative ce qui veut dire que la superficie observée de la banquise était plus basse que la moyenne 1980-2010", développe la spécialiste. Quant à la "remontée" de la courbe visible après 2015, elle "montre que la différence de la superficie observée avec la moyenne sur le long terme était moins prononcée; mais que néanmoins la superficie reste plus basse que la moyenne 1980-2010. Elle n'indique en rien une 'remontada' de la banquise en Arctique", conclut-elle.Des données mal utiliséesAu bas du graphique, on peut lire une adresse URL qui semble être la source des données. Elle renvoie vers le "KNMI Climate Explorer", une plateforme qui permet de visualiser des données climatiques selon plusieurs indicateurs sélectionnés, à partir des données de l'institut météorologique néerlandais.Néanmoins, il est difficile de retrouver ou reproduire exactement le graphique figurant dans l'article diffusé sur les réseaux sociaux, car il n'y est nulle part précisé quels paramètres exacts ont été pris en compte. Comme le souligne Gerhard Krinner, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l'Institut des Géosciences de l'Environnement de Grenoble, le graphique le plus semblable que nous avons pu recréer à partir des données de l'institut météorologique néerlandais présente une unité différente sur l'axe des ordonnées (vertical), le 26 janvier à l'AFP."On voit que le graphique original qui s'affiche est en millions de km carrés, pas en pourcent", remarque-t-il. "En réalité, entre 1980 et 2022, la glace de mer a perdu environ 40% de son étendue, passant de six millions à un peu moins de quatre millions de km2. Pas du tout seulement quelques pourcents, comme le blog veut faire croire", ajoute le chercheur. Capture d'écran du site du "KNMI Climate Explorer", prise le 30/01/2023L'utilisation de cette image dans l'article de blog n'est pas rigoureuse, car il y a un "manque de précisions quant à la méthodologie qui est utilisée", relève aussi François Massonnet, climatologue du Fonds de la Recherche Scientifique, affilié à l'université catholique (UC) de Louvain, auprès de l'AFP le 27 janvier."Les données sont des pourcentages, mais nulle part on n'explique de quoi : on ne sait pas si ce sont des pourcentages d'une moyenne, de la valeur initiale, de la valeur finale... On ne sait pas non plus par rapport à quoi les anomalies sont centrées", relève le climatologue.Il fait aussi remarquer que les données utilisées semblent provenir d'un jeu de données fondé sur les températures de l'eau des mers et des océans, comme indiqué dans le titre du graphique : "Reynolds Optiamally Interpolated SST" - pour "Sea Surface Temperature", ou température de la surface de la mer en français, qui ne sont pas les plus précises existant aujourd'hui."Les données en question sont des mesures de la couverture de banquise mais qui sont reconstruites à partir de mesures de températures de l'océan. C'est-à-dire que lorsque la température de l'océan descend en-dessous de -1,8 degré, qui est le point de congélation [du fait de la salinité, il est plus bas que zéro, NDLR], on peut en déduire qu'il y a de la glace. Le problème, c'est qu'à ces latitudes-là, en Arctique, on a peu de mesures de terrain de températures de la surface de l'océan et que donc, la qualité de la mesure est très mauvaise", développe François Massonnet, qui ajoute qu'"il existe par ailleurs un tas de données satellitaires qui remontent aussi loin dans le temps et qui sont beaucoup plus fiables".Une diminution sur le long termeEn réalité, la banquise arctique est, de façon générale, en net déclin depuis les années 1980, comme le montrent les données du National Snow & Ice Data Center (NSIDC), centre de référence basé aux Etats-Unis qui collecte des données sur la banquise arctique. Evolution de la moyenne de glace de la banquise arctique, capture d'écran du site du NSDIC, prise le 30/01/2023Des scientifiques ont conclu dans plusieurs études que cette tendance générale à la diminution de la banquise arctique ces dernières années. Dans un article publié sur la plateforme spécialisée dans les enjeux liés au dérèglement climatique Carbon Brief (financée par la Fondation européenne pour le climat), la chercheuse du NSIDC Florence Fetterer déplorait qu'il n'y a jamais eu "dans les 150 dernières années, de moment où les glaces (de l'Arctique) ont recouvert aussi peu de surface que ces dernières années".La glace de mer varie néanmoins largement suivant les saisons, ce qui explique qu'il puisse exister des augmentations puis des diminutions temporaires de sa surface au fil des mois. C'est pourquoi "il vaut mieux regarder les séries pour un mois donné, notamment pour le maximum annuel (typiquement à la fin de l'hiver) et pour le minimum (à la fin de l'été, en septembre)", note Gerhard Krinner."On voit qu'effectivement, les dernières années étaient plutôt stables, mais il ne faut jamais regarder des tendances aussi courtes (en-dessous de 20 ans) sur une région finalement assez petite (par rapport au globe entier) et sur un indicateur qui a une forte variabilité interannuelle", ajoute le chercheur."Et on voit bien que les dernières années se situent très bien sur la tendance à long terme depuis 1980", observe-t-il. "Tout au plus, on pourrait dire qu'après l'accélération brutale de la diminution de la glace de mer dans les années 2005-2012, on est revenu sur la tendance à long terme" d'une diminution constante. Evolution des anomalies d'étendue de glace en Arctique au moins d'octobre, par rapport à la moyenne de l'étendue de glace en octobre de 1981 à 2010 ( AFP / Simon MALFATTO, Sabrina BLANCHARD)Tamsin Edwards, climatologue au King's College de Londres, expliquait également à l'AFP dans ce précédent article de vérification que si "la glace de mer varie d'une année à l'autre, (...) la tendance générale est au déclin".Dans un résumé de l'un de ses principaux rapports en 2021, le GIEC (Groupement international d'experts sur le climat) écrivait qu'"entre 2011 et 2020, la superficie moyenne annuelle de la banquise arctique a atteint son niveau le plus bas depuis au moins 1850"."Avec le réchauffement climatique, l'étendue maximale devient de plus en plus petite, tout comme l'étendue minimale qui est encore plus impactée", explicitait aussi Xavier Fettweis, climatologue à l'Université de Liège (ULiège), dans cet article de l'AFP d'août 2022."D'ici 20 à 30 ans, les modèles suggèrent qu'on n'aura plus de glace de mer en Arctique à la fin de l'été alors qu'en hiver, elle continuera à se reformer", détaillait-il."On peut interpréter les résultats comme on veut et trouver une période ou la teneur en glace remonte, mais ça ne signifie pas grand chose sur le long terme", confirme aussi Eric Rignot, professeur à l'université américaine de Californie à Irvine et chercheur affilié à la NASA, auprès de l'AFP le 26 janvier."La couverture de glace continue à décroitre sur le long terme, ce n'est pas une année un peu meilleure qui va faire la différence, ni une année bien pire d'ailleurs", conclut-il.Le réchauffement climatique s'accélèreL'article trompeur conclut que les scientifiques se seraient trompés en prétendant qu'un "point de non-retour, un 'basculement' à partir duquel la glace ne se reconstituerait jamais" aurait été franchi, puisque la surface de la banquise varie.C'est faux, selon François Massonnet, qui souligne qu'au contraire, "les études montrent que la glace de mer arctique est réversible, si nous commençons à diminuer les émissions de gaz à effet de serre et que les températures mondiales commencent à diminuer, la glace de mer arctique va se reconstituer. Il y a une corrélation entre les émissions de gaz à effet de serre et les surfaces de banquise".Cette diminution de la banquise va de pair avec le réchauffement du climat, qui lui s'accélère, contrairement à ce qu'assure l'article, ont unanimement expliqué les spécialistes interrogés par l'AFP.Selon le sixième rapport d'évaluation du GIEC traitant du contexte scientifique naturel du changement climatique, "la diminution observée de la banquise arctique est un indicateur clé du changement climatique à grande échelle".Le rapport de synthèse du GIEC indique aussi qu'"un réchauffement supplémentaire devrait encore augmenter la fonte du pergélisol et la perte de la couverture neigeuse saisonnière, de la glace de sol et de la banquise arctique". Selon les prévisions du GIEC, la région arctique sera "pratiquement exempte de glace de mer" en septembre au moins une fois avant 2050.Pour l'heure, la tendance est à l'augmentation des températures mondiales. Les huit dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées, a confirmé début janvier 2023 l'Organisation météorologique mondiale.Les six principaux jeux de données internationales compilés par l'OMM pointent tous les mêmes coupables : "les concentrations toujours plus élevées de gaz à effet de serre et la chaleur accumulée", soulignait l'organisation, qui corrobore les conclusions du programme européen sur le changement climatique Copernicus et celles de l'office météorologique des Etats-Unis (NOAA) et la Nasa.En 2022, la température mondiale moyenne était d'environ 1,15 degré Celsius au-dessus des niveaux préindustriels, c'est-à-dire avant que l'humanité n'introduise des quantités massives de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, relève l'OMM.L'Arctique se réchauffe plus vite que prévuSelon une étude publiée début août 2022 dans la revue Communications Earth & Environment du groupe Nature, l'Arctique s'est réchauffé près de quatre fois plus vite que le reste du monde lors des 40 dernières années.Le réchauffement intense de l'Arctique, en plus d'un sérieux impact sur les habitants et sur la faune locale, qui dépend de la continuité de la glace de mer pour chasser, aura aussi des répercussions mondiales. Carte du pôle Nord, indiquant à quelles vitesse les différentes régions polaires se sont réchauffées par rapport au reste du globe, depuis 1979 ( AFP / Valentin RAKOVSKY, Paz PIZARRO)"Le changement climatique est causé par l'Homme et à mesure que l'Arctique se réchauffe, ses glaciers vont fondre, ce qui aura une incidence globale sur le niveau des mers", avait rappelé auprès de l'AFP Antti Lipponen, membre de l'Institut finlandais de météorologie et coauteur de l'étude, en août 2022.La fonte de la calotte glaciaire est le principal moteur de la hausse du niveau de la mer, devant la fonte des glaciers et l'expansion de l'océan sous l'effet du réchauffement de l'eau (sous l'effet de l’augmentation de la température, l'eau se dilate et son volume augmente). La fonte de la banquise (la glace sur les océans) ne fait pas monter le niveau de la mer.Selon le Giec, le niveau de la mer est monté de 20 cm depuis 1900. Or le rythme de cette hausse a presque triplé depuis 1990 et, selon les scénarios, les océans pourraient encore gagner 40 à 85 cm d'ici la fin du siècle.Des interprétations trompeuses liées à la banquise de mer arctique sont régulièrement relayées sur les réseaux sociaux, et l'AFP en a déjà vérifiées dans plusieurs langues, dont l'anglais (1, 2, 3), le français ou encore le finnois. Enfin, l'article diffusé sur les réseaux sociaux prétend aussi que la banquise de l'Antarctique "a commencé à augmenter rapidement vers 2008". Si sa superficie varie d'une année sur l'autre, les spécialistes interrogés par l'AFP en août 2022 dans cet article étaient pourtant unanimes : depuis 2015, des études s'appuyant sur plusieurs méthodes et prenant en compte des données récoltées par les satellites montrent que la perte de masse de glace en Antarctique a empiré.
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