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Un visuel tiré d'une étude circulant depuis des années sur Internet démontrerait l'impact de la TV sur la capacité des enfants à dessiner des bonshommes. Cette image, souvent incorrectement sourcée et reproduite, provient de travaux d'observation d'un praticien allemand présentant plusieurs biais méthodologiques, réalisée il y a une quinzaine d'années et réutilisée pour son côté spectaculaire. Pour l'heure, cette étude n'a pas été reproduite telle quelle selon plusieurs experts travaillant sur ce sujet. Tous appellent à la "vigilance" face aux "usages problématiques des écrans", notant toutefois que des usages raisonnés de ceux-ci peuvent être envisagés, voire souhaités.L'image fait le tour des réseaux sociaux : on y voit plusieurs rangées de bonshommes crayonnés, les plus détaillés en haut, et les plus grossièrement esquissés en bas. Les quelques mots de légende expliquent que les personnages du haut ont été tracés par des enfants regardant peu ou pas la télévision, tandis que ceux qui semblent désarticulés et dont les bras et les jambes sont des simples traits proviendraient d'enfants regardant la télévision seuls, plus de trois heures par jour.Ce visuel, qui a ressurgi le 18 octobre et a été partagé plusieurs milliers de fois sur Instagram, Twitter et Facebook depuis, n'est pas nouveau. Capture d'écran Facebook, réalisée le 25/10/2021Depuis une quinzaine d'années, il a été relayé des dizaines de milliers de fois sur des sites et dans des publications sur les réseaux sociaux visant à alerter sur les effets nocifs de la télévision sur les enfants, comme ici.Plusieurs versions ont circulé, avec des légendes variables. Parfois, deux lignes de dessins apparaissent, parfois trois voire quatre. Certains visuels ne sourcent pas l'image, tandis que d'autres l'attribuent l'étude à l'Inserm ou à deux chercheurs allemands. Capture d'écran Twitter réalisée le 28/10/2021 Capture d'écran Facebook réalisée le 28/10/2021 Des légendes et sources faussesL'image provient en effet d'un article publié en 2006 dans une revue spécialisée de pédiatrie allemande, "Kinder und Jugendarzt", et relayé la même année dans plusieurs journaux dont Die Welt en allemand, repris par Courrier International et le mensuel spécialisé Psychologies en français.En France, l'image refait surface en octobre 2013, alors que le chercheur en neurobiologie Michel Desmurget, à l'époque affilié à l'Institut des Sciences Cognitives de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), la publie dans son livre intitulé "TV lobotomie : la vérité scientifique sur les effets de la télévision".Des publications en ligne, partagées des dizaines de milliers de fois depuis selon l'outil de mesure d'audience sur Internet Crowtangle, ont ainsi circulé avec des légendes associant ces deux noms, comme ici, ici, là, ou là. Capture d'écran Facebook, réalisée le 25/10/2021 Capture d'écran Youtube, réalisée le 25/10/2021 Ces travaux n'ont cependant rien à voir avec l'Inserm, se défend l'institut auprès de l'AFP le 25 octobre : "L'illustration vient d'un article publié en 2006 dans une revue allemande. Ni M. Desmurget ni l'Inserm n'ont été impliqués dans ces recherches"."La légende de l’image qui circule est fausse, détournée et exagérée pour incriminer le rôle de la télévision. L’image est effectivement reprise en partie dans le livre TV Lobotomie du Dr. Michel Desmurget, avec une légende fausse : en aucun cas ce travail ne provient de l’Inserm", abonde Jonathan Bernard, de l'équipe de recherche sur les déterminants précoces de la santé (EAROH) de l'Inserm le 22 octobre auprès de l'AFP.Michel Desmurget confirme auprès de l'AFP le 27 octobre que l'image parue dans son livre provient bien "d'une étude allemande, reprise dans un dossier de Psychologies Magazine sur les écrans en 2006", et assure que sa diffusion trompeuse est due à "l'une des caractéristiques des mauvais usages des réseaux sociaux : partager sans vérifier les informations".Que présente l'article original ?L'article original en allemand est signé par Peter Winterstein et Robert J. Jungwirth. Il relate un travail d'observation mené par le premier, un pédiatre allemand au cours de sa carrière dans le Bade-Wurtemberg. Assisté du second, son collègue, le Dr. Winterstein a ainsi analysé 1.859 dessins de bonshommes réalisés par des enfants de 5 à 6 ans entre 2004 et 2005."A coté des illustrations assez caricaturales de ce travail, l'auteur avait aussi fait un travail plus scientifique ou il notait la richesse de chaque dessin selon un score (...). Cette partie n'est jamais reprise", fait remarquer le pédiatre Eric Osika, responsable de la veille bibliographique sur le sujet des écrans de l'association CoSE (Collectif surexposition écrans) le 22 octobre à l'AFP.Les chercheurs ont en effet établi un barème de notation pour les évaluer les dessins. Ils ont considéré 13 parties du corps des bonshommes (comme la tête, les cheveux, les yeux, les oreilles...) et ont attribué un point aux enfants qui les représentaient de façon cohérente, et pas de point aux enfants qui ne les dessinaient pas, ou les crayonnaient de façon simpliste. "Ce test du bonhomme, c'est une version très simplifiée d'un test d'intelligence classique", avance le chercheur en neurosciences Michel Desmurget.Les chercheurs ont aussi demandé aux parents de les renseigner sur le temps quotidien que chaque enfant avait passé devant la télévision, ainsi que sur la consommation quotidienne de nicotine de la famille.Parmi les 1.161 enfants issus de familles se déclarant comme "non-fumeuses", 579 regardaient moins d'une heure de télévision par jour et 66 plus de trois heures. Les recherches ont aussi pris en compte 404 enfants qui regardaient entre une et deux heures de télévision par jour, et 112 enfants qui en écoutaient entre deux et trois, qui ne sont pas mentionnés sur les publications des réseaux sociaux.Selon les résultats de ces recherches, les enfants ayant passé moins d'une heure devant la télévision décrochent une moyenne de 10,4 points pour leurs dessins, ceux qui regardent entre une et deux heure de télévision par jour reçoivent 10,1 points en moyenne, les enfants passant entre deux et trois heures récoltent 8,1 points et ceux qui regardent la télévision plus de 3 heures par jour ont une moyenne de 6,4. Tableau des résultats de l'étude, issu de l'article publié dans "Kinder und Jugendarzt", capture d'écran réalisée le 26/10/2021D'où vient le visuel ? Le visuel partagé sur les réseaux sociaux est une version simplifiée, dont la légende a été altérée, de la première illustration publiée avec les recherches de Robert J. Jungwirth et Peter Winterstein.La légende de celle-ci explique qu'il s'agit de dessins "typiques" d'enfants, classés selon les critères suivants : la première ligne (a.) montre des productions d'enfants "de familles non-fumeuses regardant jusqu'à une heure de télévision quotidienne", la deuxième (b.) des enfants "avec une consommation quotidienne de télévision d'au moins 3 heures", la troisième des enfants (c.) "dont les parents ont une consommation de nicotine d'au moins 20 cigarettes par jour", et la quatrième montre (d.) "des dessins de bonshommes fragmentés". Le visuel original partagé dans la revue "Kinder und Jugendarzt" avec sa légende.Selon cette légende, les deux dernières lignes ne permettent donc pas de déduire un lien entre le temps passé devant la télévision et les dessins. Seules les deux premières pourraient le faire. La première prend par ailleurs en compte le facteur "non-fumeur", ce qui n'est pas le cas de la deuxième.Il n'y a en outre aucune mention de dessins provenant d'enfants regardant seuls la télévision, comme avancé dans les visuels partagés en octobre 2021.Ces dessins sont par ailleurs qualifiés de "typiques", et l'on ne sait ainsi pas comment ils ont été choisis parmi l'ensemble des dessins d'enfants, ni même s'il s'agit de dessins réellement réalisés par les enfants de l'étude ou d'une image d'illustration faite pour agrémenter la recherche."Cette image seule ne veut rien dire, et le mot "typique" de la légende peut très bien laisser entendre qu'on peut avoir les pires, ou les meilleurs dessins", explicite Serge Tisseron, psychiatre et membre du Conseil national du numérique et auteur de plusieurs ouvrages de recherche sur les effets des écrans.Il souligne aussi que "d'un point de vue de clinicien, les dessins de la dernière ligne sont des dessins d'enfants présentant des troubles autistiques", ce qui, pour lui, rend "malhonnête" le visuel, qui "frappe l'imagination et fait peur", laissant à penser que la télévision pourrait directement mener à des troubles du spectre de l'autisme (TSA).Dans des recommandations publiées en février 2018, en réaction à de telles rumeurs, la Haute Autorité de Santé (HAS) notait qu'il "n'y a pas d’éléments dans la littérature au sujet d’un quelconque rapprochement entre exposition aux écrans et TSA".Les limites de ces recherchesOutre les mauvaises interprétations faites du visuel partagé sans contexte, l'article de recherches publié en 2006 présente plusieurs faiblesses méthodologiques."Cette étude n'est certainement pas la meilleure sur le sujet, mais elle n'est pas totalement inepte, car elle a l'avantage d'être graphiquement parlante", admet Michel Desmurget, soulignant que "des dizaines et des dizaines d'autres études" ont montré que "les écrans ont un effet délétère".Pour lui, "cette étude, et l'image qui présente les données à l'extrême, peuvent faire parler et servir le mérite de faire réfléchir".Cependant, les recherches ne mentionnent pas d'autres informations sur la façon dont les enfants dont les dessins ont été étudiés ont été choisis, ni de quelles catégories socio-culturelles ils sont issus."Il n'y a aucune information sur le recrutement des enfants. Or, beaucoup de paramètres peuvent entrer en compte pour analyser le développement d'un enfant", relève Magali Lavielle Guida, orthophoniste et docteure en psychologie cognitive qui travaille sur les effets des écrans."On ne connait pas non plus leur diagnostic médical ou psychiatrique, ni le type de programme regardé, si l'enfant était seul ou accompagné devant sa télévision", complète le docteur en psychologie et psychiatre Serge Tisseron.Ainsi, "il y a trop peu d'éléments pour tirer des conclusions de cette étude seule, et encore moins du visuel très simpliste", détaille Magali Lavielle Guida, qui avait déjà réagi il y a quelques années au partage de l'image avec une fausse légende.Il ne s agit d une étude inserm debunk just apres :-) https://t.co/l8iZmnc8Bk — Magali Lavielle Guida (@GuidaLavielle) October 25, 2019 Autre biais, "difficilement évitable dans ce type de recherches", selon Serge Tisseron : "les données reposent sur des déclarations parentales" du nombre d'heures passées devant la télévision.Comme indiqué dans cet article publié sur le site québécois de l'Agence Science Presse, qui décrypte les actualités scientifiques et vérifie des informations et rumeurs liées à la science, seuls 6 % des enfants figurant dans ces recherches regardaient la télévision plus de trois heures par jour. Les participants ont par ailleurs passé en moyenne 62,2 minutes par jour devant la télévision.En comparant le score des enfants passant moins d'une heure devant la télévision à ceux qui y passaient entre une et deux heures, "la différence est plutôt faible. On passe en effet de 10,4 à 10,1. À titre de comparaison, les enfants qui étaient exposés à plus de 3 heures avaient des scores qui tournaient autour de 6,4", indique encore l'article."Qu’une consommation télévisuelle supérieure à trois heures par jour malmène la représentation qu’un enfant peut avoir de son schéma corporel ne fait guère de doute ; mais montrer cinq dessins totalement déstructurés choisis parmi un corpus de plus de 1900 pour tenter de convaincre l’opinion n’a plus rien de scientifique ! Même si l’étude du Dr Winterstein a une valeur – et personnellement j’en suis persuadé bien qu’aucune autre étude du même genre n’ait jamais été réalisée –, les quelques dessins présentés comme pièces à conviction n’en ont assurément aucune", résumait ainsi Serge Tisseron dans son livre "Empathie et Manipulations" publié en 2017, dont le premier chapitre revient sur l'histoire du visuel en question.Des recherches jamais reproduites telles quelles depuisCes recherches n'ont en effet pas été reproduites à l'identique depuis, selon les experts interrogés par l'AFP."A ma connaissance, ce type de travail n'a jamais été répliqué", indique le pédiatre Eric Osika.L'orthophoniste Magali Lavielle Guida va dans le même sens : "je n'ai pas vu d'étude tout à fait similaire". Serge Tisseron est même plus catégorique : "aucune autre étude de ce genre-là n'a été faite".Michel Desmurget "regrette" quant à lui que les dessins ne proviennent pas d'une étude publiée dans un journal reconnu, ce qui lui donnerait plus de poids."Pour ce qui est des conclusions de l’image détournée, comme de la publication allemande, elles n’ont (à ma connaissance) pas été validées par d’autres études", abonde Jonathan Bernard de l'Inserm, qui ajoute travailler "actuellement sur une réplication de ce travail, mais les résultats ne seront pas disponibles avant un certain temps". Une famille regarde l'intervention du premier ministre Edouard Philippe à la télévision, le 28 avril 2020, à Hede-Bazouges, dans l'Ille-et-Vilaine. ( AFP / DAMIEN MEYER)Que peut-on savoir sur l'impact de la télévision sur les enfants aujourd'hui ?Aucun des experts interrogés par l'AFP ne remettent en cause l'idée qu'une exposition des enfants aux écrans peut engendrer des effets néfastes. "L'écran en lui-même a des effets négatifs, et il y a des effets négatifs liés aux écrans. (...) Personne ne discute des effets délétères des usages récréatifs des écrans aujourd'hui", assène Michel Desmurget, qui a recensé dans ses livres "TV Lobotomie" et "La Fabrique du crétin digital", des recherches montrant les effets - négatifs - des écrans.L'avis de la HAS de février 2018 notait que "les écrans ont une influence délétère quand ils apportent à l’enfant des stimulations cognitives, physiques ou sociales plus pauvres que celles potentiellement contenues dans son environnement physique (temps volé). Les études scientifiques disponibles montrent de manière quasi-unanime que cette tendance a des incidences négatives majeures sur le développement des fonctions cognitives, les champs particulièrement affectés étant la réussite scolaire, le langage, l’attention, le sommeil et l’agressivité." Ces conclusions vont dans le même sens que les recommandations mises en avant dans cet article de recherches de juillet 2021, récapitulant les avis quant à l'utilisation des écrans pour les enfants et très jeunes enfants.L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande par exemple d'éviter les écrans avant l'âge de deux ans, puis de ne pas dépasser une heure d'écran par jour jusqu'à cinq ans, ajoutant que "plus ce temps est faible, mieux c'est", selon un avis publié en 2019.En France, plusieurs organismes ont formulé des recommandations. Parmi les dernières en date : le Haut conseil de la santé publique (HCSP) a émis en 2019 un avis sur les effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans, fondé sur une analyse des données scientifiques.Le HCSP recommande notamment de proscrire les écrans avant l’âge de 3 ans "si les conditions d’une interaction parentale ne sont pas réunies", "de ne pas disposer d’écran dans la chambre des enfants et de ne pas les laisser regarder la télévision une heure avant l’endormissement", "d’accompagner la consommation d’écran en fonction des écrans, des catégories d’âge et des contenus", et de "trouver un équilibre entre autorisation et interdiction".En 2020, cet avis sur la nécessité d’éviter l’usage passif d’écran avant l’âge de trois ans a été rejoint par d'autres institutions dont la Fondation pour l’enfance, soutenue par Santé publique France.Le programme des "balises 3-6-9-12", mis en avant par des professionnels du monde de l'enfance et notamment par Serge Tisseron, a aussi émergé dans le but de "réguler la consommation d’écrans" suivant l'âge des enfants. La règle des "3-6-9-12", capture d'écran du site internet éponyme réalisée le 28/10/2021"Il commence à y avoir un certain nombre d'études, mais il est impossible d'avoir un consensus sur tout ce qui pourrait être lié à la consommation d'écrans à ce jour", nuance Magali Lavielle Guida.Beaucoup de paramètres sont étudiés : définir quel usage des écrans peut être plus nocif que d'autres, ou quels autres paramètres peuvent entrer en compte et avoir un impact sur le développement des enfants, leur attention, leur capacité de concentration, ou leurs résultats scolaires.Les chercheurs de l'article récapitulant les recommandations liées aux écrans notent par exemple qu'au vu des données actuelles, une méta-analyse comprenant 42 études portant sur le développement du langage et le temps passé devant un écran rapporte une "corrélation négative entre le temps total d’écran et les scores de langage", ajoutant que les recherches "montrent aussi que des programmes éducatifs de qualité et le co-visionnage (avec un adulte) peuvent être bénéfiques pour le développement cognitif et l’apprentissage des bases de la lecture".Ainsi, "il y a une vraie vigilance à avoir" face aux "usages problématiques des écrans", énonce Magali Lavielle Guida, qui note cependant que ceux-ci peuvent être utilisés comme appui dans le cadre de certaines thérapies, ou proposer des usages éducatifs ou pédagogiques. Serge Tisseron appelle ainsi à se détourner d'une "logique dénonciatrice de diabolisation des écrans", pour plutôt "accompagner leur utilisation". Une Espagnole de 6 ans suit ses cours sur son téléphone pendant le confinement national lié à l'épidémie de Covid-19 en avril 2020 ( AFP / CRISTINA QUICLER)
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