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L'ex-président ukrainien Petro Porochenko semble menacer les populations russophones du Donbass dans une vidéo partagée plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux. Mais cet extrait d'un discours tenu en 2014 est décontextualisé : en réalité, le chef d'Etat déplorait le niveau de vie des habitants du Donbass vivant sous les régimes séparatistes prorusses, appelé selon lui à se détériorer par leur faute."Voilà comment le président Petro Porochenko en exercice traitait les Russophones en décembre 2014 : 'Nos enfants iront à l'école et leurs enfants resteront dans les caves - parce qu'ils ne savent rien faire. - Nous aurons les retraites et eux non etc.'", a écrit sur Twitter Philippe Murer, ancien conseiller économique de Marine Le Pen.Au sein de ce tweet partagé près de 2.500 fois depuis le 1er mars 2022 figure un extrait non contextualisé d'une intervention publique de l'ancien président ukrainien Petro Porochenko. Les sous-titres français intégrés à la vidéo indiquent : "Nous aurons du travail et eux non ! Nous aurons les retraites et eux non ! Nous aurons les avantages pour les retraités et les enfants, eux non ! Nos enfants iront à l'école et à la garderie, leurs enfants resteront dans les caves ! Parce qu'ils ne savent rien faire. Et c'est comme ça, précisément comme ça, que nous gagnerons cette guerre !"Nos recherches ont permis d'identifier une multitude de publications intégrant le même extrait sur Twitter (1), Facebook (1, 2, 3) et plusieurs sites (1) également disponibles en anglais (1). Capture d'écran de Twitter effectuée le 18 mars 2022 Capture d'écran de Twitter effectuée le 18 mars 2022 Cet extrait a notamment été mis en avant par la journaliste Anne-Laure Bonnel, dont un raccourci trompeur sur les pertes civiles du Donbass a fait précédemment l'objet d'une vérification par l'AFP. Cette vidéo de Petro Porochenko constitue même le point de départ de son documentaire "Donbass", sorti en 2016 et que l'AFP a pu consulter. Un film dans lequel Anne-Laure Bonnel explique se rendre "dans la région du Donbass, en zone pro-russe, captant les images d'une catastrophe humanitaire sans précédent", indique le site de référence IMDb. Un extrait d'une intervention en 2014 à OdessaCe n'est pas la première fois que cet extrait suscite la controverse : le média ukrainien de vérificationStop Fake s'était déjà penché dessus en 2014.Cette vidéo provient d'une visite du président Petro Porochenko dans la ville portuaire russophone d'Odessa, au sud de l'Ukraine, le 23 octobre 2014, moins d'une semaine avec les élections législatives. Une vidéo de l'intégralité de sa prise de parole est disponible en ligne.Plusieurs médias ukrainiens (1, 2) relatent également cette allocution de Petro Porochenko au Théâtre national académique d'opéra et de ballet d'Odessa. Le chef d'Etat y présentait sa "Stratégie 2020" - un programme de réformes économiques et sociales dont la mise en œuvre devait permettre à l'Ukraine "de déposer [six ans plus tard] une demande d'adhésion à l'Union européenne", écrivait l'AFP en 2014, citant M. Porochenko. La situation au Donbass constituait alors un axe de son intervention. Le président ukrainien Petro Porochenko (à gauche) et Mikheil Saakachvili (à droite) saluent la foule lors d'une visite dans la ville portuaire d'Odessa le 30 mai 2014. ( AFP PHOTO / PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / / MYKHAYLO POLINCHAK / ARCHIVES)Elu en mai 2014 à l'âge de 49 ans, le milliardaire Petro Porochenko prend la tête d'un pays au bord de la faillite et en proie à une insurrection armée.Le conflit avait débuté quelques mois plus tôt. En février 2014 des dirigeants pro-occidentaux étaient parvenus au pouvoir à Kiev, après des manifestations massives à l'issue sanglante dans le centre de la capitale ukrainienne et la destitution du président prorusse Viktor Ianoukovitch. Le mois suivant, la Russie annexe la péninsule ukrainienne de Crimée après l'intervention de ses forces spéciales et l'organisation en quelques jours d'un référendum de rattachement, jugé illégal par Kiev et par les Occidentaux.L'opposition aux nouvelles autorités de Kiev s'étend ensuite aux régions industrielles de l'est de l'Ukraine, à Donetsk et Lougansk, régions à majorité russophone du Donbass frontalières de la Russie, et prend rapidement un caractère armé avec l'apparition de milices séparatistes. Kiev et les Occidentaux accusent alors la Russie de soutenir les rebelles militairement et financièrement, ce que la Russie dément.Malgré l'état lamentable de l'armée après des années de négligence, les autorités de Kiev annoncent en avril 2014 le lancement d'une "opération antiterroriste" pour déloger les rebelles de leurs bastions de Donetsk et de Lougansk. Les troupes gouvernementales ne tardent pas à essuyer plusieurs défaites humiliantes, poussant Kiev à recourir de plus en plus à des bataillons de volontaires échappant en partie à son contrôle mais mieux équipés et motivés. Après des échecs initiaux, l'armée finit par engranger quelques victoires mais le conflit tourne à la guerre de positions. Plusieurs cessez-le-feu se succèdent, régulièrement violés.Le 23 octobre 2014 à Odessa, Petro Porochenko abordait ainsi la situation au Donbass. "Il n'y aura pas de conflit gelé, parce que le Donbass (le bassin minier en proie aux combats, ndlr) ne peut survivre sans l'Ukraine", avait alors déclaré le président ukrainien, selon une dépêche AFP parue ce jour-là. Dépêche parue sur le fil AFP le 23 octobre 2014"C'est un constat, il n'y a pas la volonté chez Porochenko de diaboliser les populations du Donbass"Des publications virales qui mobilisent cet extrait assimilent les propos de Petro Porochenko à une menace et à même à "un discours génocidaire" envers les populations russophones du Donbass, ce que dément une remise en contexte de l'extrait - rendue possible par la captation vidéo de toute son allocution.Avant de prononcer ces mots, Petro Porochenko explique en effet au public rassemblé à Odessa que "cette guerre ne peut être gagnée par les armes". Pour lui, "la guerre et la victoire se déroulent dans les esprits, pas sur les champs de bataille. Eux (comprend-on, les séparatistes, ndlr), ils ne le comprennent pas, moi je le comprends. Et j'ai votre soutien. Et j'en ai vraiment besoin pour que nous gagnions, sans mettre en terre les héros de l'Ukraine, y compris les citoyens d'Odessa", défend le chef d'Etat.C'est dans cet esprit que le président ukrainien compare ensuite la situation des populations du Donbass vivant sous les régimes séparatistes prorusses à celle des Ukrainiens des territoires "libérés" par les forces du gouvernement ukrainien. Le président ukrainien Petro Porochenko visite la ligne de défense près de la ville de Kurakhove dans la région de Donetsk à l'Est de l'Ukraine. ( AFP PHOTO / UKRAINIAN PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / MIKHAIL PALINCHAK / ARCHIVES)"Chaque jour de paix, l'Etat ukrainien démontre que dans les territoires libérés, les citoyens - qui, il y a un mois, acclamaient le régime pseudo-séparatiste - comprennent qu'ils vont pouvoir se chauffer, qu'ils ont accès à l'électricité, qu'ils pourront envoyer leurs enfants à l'école, avoir une retraite, des allocations d'invalidité, avoir un emploi, recevoir un salaire", défend Petro Porochenko."Et de l'autre côté, poursuit M. Porochenko, une femme, doyenne de l'université Taras Chevtchenko de Lougansk (dans le Donbass, ndlr) que j'ai rencontrée il y a quatre mois, m'appelle. Et je lui demande : "Comment se passe ta journée ?" Elle me répond : "Je me lève à 5 heures du matin, parce que c'est le seul moment pour faire la queue et avoir deux bidons d'eau. Parce qu'il n'y a pas d'eau. Je rentre à dix heures après avoir attendu, je les dépose. Et je fais la queue pour avoir du pain. Une miche de pain et demie. Car avant midi, avant une heure, il n'y aura déjà plus de pain." Le président russe Vladimir Poutine (à gauche) et le président ukrainien Petro Porochenko (à droite) se saluent lors d'un sommet à Minsk, au Bélarus, le 26 août 2014. ( POOL / AFP / SERGEI BONDARENKO / ARCHIVES)C'est donc un constat que dresse le président ukrainien. Et c'est ici que s'inscrit l'extrait mobilisé par les publications identifiées, dont nous avons retraduit les propos :"Et ensemble, c'est par la paix que nous allons remporter la victoire ! Parce que nous aurons un travail, eux n'en ont pas [et n'en auront pas]. Nous aurons des retraites - ils n'en ont pas [et n'en auront pas]. Nous aurons des aides pour les gens, les enfants et les retraités, ils n'en auront pas. Nos enfants iront dans les écoles primaires et maternelles, les leurs resteront assis dans leurs caves. Parce qu'ils ne sont capables de rien faire ! (et non, 'ne savent rien faire', ndlr) C'est comme ça, et précisément comme ça qu'on va gagner cette guerre. Parce que la guerre et la victoire se déroulent dans les esprits, pas sur les champs de bataille. Eux, ils ne le comprennent pas, moi je le comprends. Et j'ai votre soutien. Et j'en ai vraiment besoin pour que nous gagnions, sans enterrer les héros de l'Ukraine, y compris les citoyens d'Odessa."Adrien Nonjon, chercheur en histoire à l'Inalco et spécialiste de l'Ukraine, confirme que Petro Porochenko ne menace pas ici les populations de l'Est de l'Ukraine."C'est un constat, il n'y a pas la volonté chez Porochenko de diaboliser les populations du Donbass", explique le spécialiste de l’extrême-droite post-soviétique. "Il essaie de leur faire comprendre, certes avec des mots forts : 'Réfléchissez bien, est-ce que vous avez vraiment envie d'accepter de vivre sous le joug des séparatistes, alors que vous risquez de tout perdre - vos pensions de retraite par exemple -, de rester cachés dans vos caves à cause du conflit, de perdre votre vie d'avant ?'" Pour Adrien Nonjon, "c'est un constat, mais pas une menace de génocide ou d'intervention armée visant à toucher spécifiquement les populations du Donbass (...) [M. Porochenko] dit : vous allez devenir indépendants, vous allez tout perdre, et pendant des années vous allez vous reconstruire, ça va être lent, il y aura beaucoup de problèmes (...) C'est juste une mise en garde."Et "le Donbass a toujours été sous perfusion de l'Etat ukrainien", souligne Adrien Nonjon : les personnes âgées du Donbass pouvaient continuer à percevoir leur retraite, à condition de passer par un "checkpoint pour se rendre dans la ville la plus proche (contrôlée par le gouvernement, ndlr) et retirer [sur place] l'argent que leur devait l'Etat ukrainien", relate le spécialiste de l'Ukraine - une complexité que déplorait toutefois l'Agence des Nations unies pour les réfugiés en 2017.Enfin, le raccourci attribuant exclusivement la responsabilité des morts du conflit dans l'est de l'Ukraine à Kiev est une antienne des autorités russes ces dernières années, reprise le 24 février dernier par Vladimir Poutine lors de son allocution annonçant le lancement d'une "opération armée spéciale".Il s'agit de "défendre les gens qui depuis huit ans sont soumis à des brimades et à un génocide de la part du régime de Kiev. Dans ce but, nous allons nous efforcer de parvenir à la démilitarisation et à la dénazification de l'Ukraine, ainsi que de traduire devant la justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris contre des citoyens de la Fédération de Russie", a souligné le chef du Kremlin.Qu'en est-il réellement ? Les différents rapports publiés ces dernières années par des ONG dressent un tableau beaucoup plus nuancé avec une responsabilité partagée entre les camps ukrainien et russe, comme l'AFP l'expliquait dans un précédent article de vérification. "Toutes les parties au conflit se sont montrées indifférentes à l'égard de la vie des civils et négligent de manière flagrante leurs obligations internationales", alertait Amnesty International dès septembre 2014. "Les civils en Ukraine méritent protection et justice. En l'absence d'une enquête approfondie et indépendante, il y a un risque réel que les Ukrainiens gardent pendant plusieurs générations les cicatrices de cette guerre". Cinq ans plus tard, le rapport 2019 de Human Rights Watch s'inscrit dans la même veine. "Les deux parties ont mené des attaques aveugles ou délibérées contre des écoles et les ont utilisées à des fins militaires", souligne l'ONG.Les responsabilités sont partagées, abonde en décembre 2020 la Cour pénale internationale (CPI) évoquant un conflit armé "dans lequel les deux camps font constamment usage d'armes lourdes, même dans des zones construites".18 mars 2022 Corrige la date dans le chapô : 2014 et non 2015
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