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Trois "multinationales américaines" auraient acheté 17 millions d'hectares de terres arables en Ukraine. C'est ce que prétendent, à tort, des publications relayées sur Facebook et Twitter depuis le mois d'août 2022. D'après elles, le président ukrainien Volodymyr Zelensky aurait vendu 40% des terres agricoles ukrainiennes, parmi les plus fertiles au monde, à Monsanto, Cargill et DuPont. C'est faux : bien que le marché foncier s'ouvre progressivement, la loi sur la vente des terres agricoles en vigueur en Ukraine n'autorise pas de telles transactions avec des acteurs étrangers, ont expliqué plusieurs spécialistes de politiques agricoles à l'AFP. Surnommée le "grenier à blé de l'Europe", l’Ukraine figure parmi les plus gros producteurs et exportateurs mondiaux de produits de grandes cultures, en particulier de céréales et d’oléagineux. Ses terres, particulièrement riches et fertiles, jouent un rôle clé dans l'approvisionnement des marchés internationaux. Le pays est notamment 5e exportateur mondial de blé, selon l'Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE). Plusieurs mois après le déclenchement du conflit en Ukraine, des messages diffusés sur les réseaux sociaux prétendent que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, aurait vendu plus d'un tiers de ces terres arables à trois géants américains de l'agroalimentaire et de l'industrie de la chimie."3 grandes multinationales américaines ont acheté à Zelensky 17 millions d'hectares de grandes terres", affirment ainsi plusieurs publications sur Facebook (1), (2), depuis le mois d'août 2022."Zelensky a vendu 17 millions d'hectares de terres agricoles riches en #Ukraine à des multinationales américaines. Pourquoi les soldats ukrainiens se battent-ils réellement ? Libérer les terres des multinationales américaines ?", peut-on aussi lire dans un tweet mis en ligne le 23 août 2022 et partagé plus de 1.000 fois sur Twitter (3)."Mainmise américaine sur 40% des terres arables ukrainiennes", assurent encore des publications relayées sur Facebook (4), s'appuyant sur un billet du blog Courrier des Stratèges. Capture d'écran prise sur Facebook le 4 octobre 2022 Capture d'écran prise sur Twitter le 4 octobre 2022 Capture d'écran prise sur Facebook le 4 octobre 2022Ces allégations circulent également sur les réseaux sociaux en anglais (6), en allemand (7), en polonais (8), en finlandais (9), en hongrois (10) et en tchèque (11). Depuis le début du conflit russo-ukrainien, Volodymyr Zelensky est régulièrement visé par des campagnes de propagande numérique et de désinformation.En juillet 2022, une couverture détournée du magazine américain Money représentait par exemple le président ukrainien chevauchant une liasse de billets, assis sur une selle au motif du drapeau américain. La couverture authentique datait en fait de 2016 et mettait en scène le comédien John Oliver.Trois mois plus tôt, en avril 2022, une vidéo truquée prétendait révéler des images de Zelensky avec un tas de cocaïne déposée sur son bureau. C'était, là encore, un montage.Le droit ukrainien interdit la vente de terres agricoles à des acteurs étrangersLes publications relayées sur les réseaux sociaux prétendent que Volodymyr Zelensky a vendu 17 millions d'hectares de terres agricoles ukrainiennes à trois multinationales américaines. D'après la Banque Mondiale, le pays comptait en 2020 41 millions d'hectares de terres arables, pouvant être labourées et cultivées.Cependant, en vertu de la réforme du droit foncier ukrainien entrée en vigueur le 1er juillet 2021, la vente de terres agricoles du pays à des individus ou groupes étrangers est actuellement interdite. L'Ukraine fait ainsi partie du club très restreint des États interdisant la vente de terres agricoles, comme la Corée du Nord, par exemple.D'après l'article 130 de cette loi foncière, seuls les citoyens ukrainiens, les autorités locales d'Ukraine ou l'État ukrainien lui-même peuvent acquérir des terres agricoles. Les entreprises autorisées à acheter de telles parcelles doivent avoir été fondées au nom de la loi ukrainienne et doivent exclusivement appartenir à des citoyens ukrainiens. L'ensemble de leurs actionnaires doivent également être citoyens ukrainiens -- ou des institutions publiques ukrainiennes -- s'ils souhaitent acheter des terres agricoles du pays.Oleksii Martinets, spécialiste des questions foncières et membre de l'association "Ukrainian Agribusiness Club" (UCAB), a confirmé ces informations par mail à l'AFP le 2 septembre 2022 : "C'est un non-sens absolu", explique-t-il, faisant référence aux assertions diffusées sur les réseaux sociaux. "La question de la possession de terres agricoles par des étrangers ne se pose absolument pas, car la réponse est claire : les étrangers ne peuvent pas acquérir de telles terres."Selon la législation en vigueur, même les éventuels héritiers étrangers de terres agricoles ukrainiennes ne peuvent les posséder que pendant une période très limitée et uniquement dans le but de les revendre conformément aux exigences légales, a expliqué M. Martinets : "Pour résumer simplement, les [héritiers] étrangers peuvent posséder ce type de biens pendant un an, et uniquement pour les revendre."Des décennies de débat sur la réforme foncièreDepuis l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, l'ouverture du marché des terres agricoles fait l'objet de discussions en Ukraine. Pour le gouvernement ukrainien, l’interdiction d’acheter ou de vendre des parcelles asphyxie la productivité du secteur et décourage l’investissement, contraignant les géants agricoles ukrainiens et étrangers qui opèrent dans le pays à louer des terres auprès de centaines, parfois de milliers, de petits propriétaires.L'Agence fédérale pour l'éducation civique, une administration rattachée au ministère de l'Intérieur allemand, a retracé les étapes de la réforme du marché foncier dans une analyse datant de décembre 2020.En 2001, la Rada, le Parlement ukrainien, a adopté une interdiction temporaire de la vente de terres agricoles privées. Ce moratoire, d'abord conçu comme un dispositif provisoire, a été prolongé à neuf reprises dans les années qui ont suivies et appliqué jusqu'en 2021.Entre-temps, d'autres moratoires ont eu lieu, interdisant notamment la privatisation des terres agricoles appartenant à l'État. A noter : la vente de parcelles à des acteurs étrangers n'était pas légale en Ukraine, même avant l'adoption des différents moratoires.Ces derniers ont ensuite été levés avec la réforme de la loi foncière, adoptée par la Rada en mars 2020, et entrée en vigueur le 1er juillet 2021. Elle prévoit une ouverture progressive du marché foncier ukrainien jusqu'en 2024. Exigée par le Fonds monétaire international (FMI), afin de débloquer une aide à l'Ukraine de plusieurs milliards de dollars, cette réforme était retardée depuis des années par l’instabilité politique et économique du pays.Pour le moment, seules les personnes physiques ukrainiennes peuvent acheter jusqu’à 100 hectares sur une plateforme d’enchères en ligne ou vendre leurs terres pendant deux ans et demi, du 1er juillet 2021 au 31 décembre 2023. Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy lors de l'adoption de la réforme du droit foncier au Parlement ukrainien le 31 mars 2022 ( POOL / AFP / STR)Dans un second temps, à partir du 1er janvier 2024, les particuliers et les entreprises pourront acheter jusqu'à 10.000 hectares de terres agricoles. Cependant, seules les entreprises fondées en vertu de la loi ukrainienne et détenues par des Ukrainiens seront éligibles.Dans une troisième phase de la réforme, les personnes physiques et morales étrangères pourraient également se voir accorder le droit d'acquérir des terres. Cependant, la loi sur la vente des terres agricoles prévoit de statuer sur ce point par référendum, dont la date n'a pas encore été déterminée. D'après Oleksii Martinets de l'UCAB, il est aujourd'hui difficile de savoir si un tel référendum aura réellement lieu. Le spécialiste considère par ailleurs qu'en cas de vote, l'approbation des Ukrainiens est très peu probable : "Les chances d'approbation sont faibles. La terre et le sol sont considérés comme des biens culturels nationaux en Ukraine."Selon une enquête de l'Institut international de sociologie de Kiev de juin 2021, 84,1 % des Ukrainiens se disaient opposés à la vente de terres agricoles à des acteurs étrangers.Les multinationales démentent l'achat de terres ukrainiennesLes sociétés mentionnées dans les publications Facebook et Twitter ont en outre démenti, auprès de l'AFP, avoir acheté des terres en Ukraine. A noter que le groupe semencier Monsanto, entreprise américaine à l'origine, a été racheté en 2018 par la société pharmaceutique et agrochimique allemande Bayer. Cette dernière avait annoncé dans la foulée que la marque Monsanto -décriée en particulier pour son désherbant controversé RoundUp à base de glyphosate- allait disparaître.C'est donc le porte-parole du département de recherche sur les cultures de Bayer, Utz Klages, qui a répondu mail à l'AFP le 17 août 2022 : "Bayer ne possède pas de terres agricoles en Ukraine. À ce jour, il n'y a aucune possibilité pour les individus ou les entreprises étrangers d'acquérir des terres agricoles en Ukraine."Une porte-parole de la multinationale américaine de l'agroalimentaire Cargill a déclaré, dans un mail adressé à l'AFP le 17 août 2022, que Cargill ne possède ni ne loue de terres agricoles en Ukraine.De même, un porte-parole du groupe d'industrie de chimie américain DuPont a assuré à l'AFP, le 17 août 2022, que DuPont n'a jamais acquis aucun terrain en Ukraine. Un champ de lavande en Ukraine ( AFP / SERGEI SUPINSKY)Enfin, les derniers rapports annuels de Cargill, DuPont et Bayer ne mentionnent pas non plus l'acquisition ou la propriété de terres agricoles en Ukraine.Ces informations ont été confirmées à l'AFP par M. Martinets. Les trois entreprises mentionnées sur les réseaux sociaux ne sont actives sur le marché ukrainien qu'en tant que fournisseurs de semences, de produits phytosanitaires et dans le cadre de commerce des céréales, a-t-il expliqué. "Cependant, ils ne possèdent ni n'exploitent aucune terre agricole."L'AFP a également interrogé le ministère ukrainien de l'Agriculture et le Bureau national du cadastre, mais n'a reçu aucune réponse de leur part. Crainte d'appropriation des terres ukrainiennes Le groupe de réflexion américain Oakland Institute a publié plusieurs analyses examinant la réforme agraire ukrainienne.Le directeur de l'Institut, Frédéric Mousseau, est spécialiste de sécurité alimentaire et de politiques agricoles. En août 2021, il a corédigé avec son collègue Ben Reicher, un article visant à identifier les principaux bénéficiaires de cette réforme.Interrogé par l'AFP, il a également contredit les affirmations portées par les publications diffusées sur les réseaux sociaux : "La loi ukrainienne interdit actuellement les ventes à des sociétés étrangères. De plus, le président n'est pas autorisé à vendre des terres", a-t-il affirmé par email le 19 septembre 2022.Bien qu'il n'existe actuellement législation permettant aux acteurs étrangers d'acheter des terres agricoles ukrainiennes, ils sont autorisés à cultiver des terres sur la base d'un bail, comme l'a expliqué Oleksii Martinets de l'UCAB. Actuellement, un total de 2,5 millions d'hectares de terres agricoles appartenant à des citoyens ukrainiens sont loués sous cette forme, a déclaré M. Martinets : bien moins que les 17 millions d'hectares de terres auxquels il est fait référence sur les réseaux sociaux. Manifestation contre la réforme du droit foncier le 6 février 2020 devant le parlement ukrainien à Kyiv ( AFP / GENYA SAVILOV)De nombreux Ukrainiens redoutent cependant que l'ouverture progressive du marché des terres agricoles ne conduise à une appropriation des terres du pays par de grandes entreprises agroalimentaires et des investisseurs étrangers.En ce sens, le chercheur Frédéric Mousseau a indiqué à l'AFP que les agro-industries, fonds d'investissement ou banques étrangers ont tout intérêt à renforcer leur influence sur le secteur agricole ukrainien.Au lieu d'acheter des terres, le spécialiste a expliqué à l'AFP que ces structures investiraient plutôt dans des actions d'entreprises ukrainiennes, qui à leur tour achèteraient ou loueraient des terres. "Parmi les trois plus grands locataires fonciers en Ukraine, il y a NCH Capital, un fonds d'investissement américain qui contrôle plus de 330.000 hectares de terres par le biais de baux", précise-t-il.NCH Capital est actif sur le marché agricole ukrainien via sa filiale ukrainienne Agroprosperis.D'après Frédéric Mousseau, parmi les structures qui investissent dans les grandes entreprises agroalimentaires ukrainiennes, figurent aussi des fonds d'investissement tels que BlackRock, Vanguard, ainsi que des fonds de pension, des banques et des fonds de dotation américains et européens.En 2014, la société américaine Cargill, mentionnée dans les publications, a par exemple acquis 5% de la plus grande entreprise agricole ukrainienne, Ukrlandfarming, qui possède environ 570.000 hectares de terres agricoles en Ukraine."Australian National Review", à l'origine des allégationsA l'origine des assertions relayées sur les réseaux sociaux : un billet du site "Australian National Review" (ANR), datant du 27 mai 2022.Le site internet se défini comme "le premier média véritablement libre et indépendant d'Australie" qui "peut considérer comme responsables ceux qui répandent intentionnellement de fausses informations dans les médias traditionnels". L'ANR a été fondé par Jamie McIntyre, un entrepreneur australien qui aurait escroqué des investisseurs à hauteur de sept millions de dollars, en ayant recours à un montage financier frauduleux dit système de Ponzi.L'AFP a contacté la direction de la rédaction de l'ANR le 22 août 2022, pour avoir des précisions sur les affirmations diffusées dans le billet en question, mais n'a reçu aucune réponse.L'article publié par l'ARN est signé "Laura Aboli". Autrice d'un blog, cette dernière diffuse régulièrement de la désinformation sur sa chaîne Telegram. Le 27 juillet 2022, près de deux mois après la publication du billet de l'ANR, elle le partageait justement sur cette chaîne.Le 21 août 2022, près d'un mois plus tard, Laura Aboli a déclaré à l'AFP qu'elle n'était pas l'auteur du texte: "A mon avis, les chiffres évoqués sont inexacts, j'aurais dû les vérifier avant de partager l'article."La publication sur le site de l'ANR a toutefois été mise à jour en août 2022, accompagnée de la note suivante : "Les 17 millions d'hectares évoqués étaient une erreur, il s'agit plutôt de 1,7 million. A noter : les entreprises n'ont pas utilisé les terres en leur nom, mais via des fonds d'investissement." Capture d'écran prise sur le site Australian National Review (ANR) le 16 août 2022Cette note de correction correspond à la déclaration de Laura Aboli. 7 octobre 2022 Correction du chiffre de la Banque Mondiale au 10e paragraphe : bien lire 41 millions d'hectares au lieu de 43 millions d'hectares
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