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L'ex-ministre de l'Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian aurait signé "l'attaque du palais présidentiel ivoirien" par la force française Licorne et l'Onu mais aussi "la mort de Kadhafi" en 2011; il aurait travaillé pour le gouvernement sous De Gaulle, Mitterrand, Chirac puis Sarkozy; sa mère serait une "grande espionne de France" et son père, un "tueur"... C'est ce qu'affirme pêle-mêle une vidéo partagée plus de 14.000 fois sur Facebook depuis le 13 juin en Côte d'Ivoire. Une majorité de ces affirmations ont été démenties auprès de l'AFP par plusieurs sources ayant une fine connaissance des dossiers évoqués dans ce clip. "Il est le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères", déclare une voix sans timbre aux sonorités robotiques, alors qu'un diaporama de l'ex-ministre français Jean-Yves Le Drian défile dans cette vidéo de presque cinq minutes.Selon ce clip, l'homme politique aurait également été "jeune coursier du gouvernement sous De Gaulle"; "chargé de mission" pour l'ex-président Nicolas Sarkozy; il aurait même "signé la mort de Kadhafi" et "l'attaque du palais présidentiel ivoirien" en 2011... De très nombreuses affirmations se succèdent dans cette vidéo reprenant les codes des vidéos "low cost" qui inondent les réseaux sociaux d'infox, notamment en Afrique. Capture d'écran d'une vidéo, réalisée le 29 juin 2022Elle a été partagée plus de 14.000 fois et visionnée plus de 400.000 fois depuis le 13 juin sur Facebook en Côte d'Ivoire.Dans les commentaires, plusieurs internautes expriment leur défiance vis-à-vis de la France; l'un d'entre eux se dit "fatigué" par les agissements de ce pays, un autre souhaite aux "Africains [de] s'en sortir" et d'échapper à des "personnalités politiques" qui seraient des "dinosaures"; un dernier enfin espère simplement "la fin de la France".Plusieurs évoquent également le Mali et se réjouissent de la situation politique actuelle de ce pays, gouverné par une junte et dont les relations avec la France se sont récemment dégradées. Captures d'écran de commentaires Facebook, réalisées le 29 juin 2022Attention cependant: plusieurs affirmations relayées par cette vidéo sont fausses. Tout d'abord, à la date à laquelle ces images ont été publiées, Jean-Yves Le Drian n'était plus ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, contrairement à ce que répète plusieurs fois la voix off. Pas en poste ministériel en 2011Les déclarations qui font le plus réagir les internautes dans les commentaires sont celles ayant trait aux deux décisions que l'ex-ministre aurait prise: celle de "bombarder le palais présidentiel ivoirien" lors de son attaque en avril 2011 par la force française Licorne et l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (Onuci) mais aussi celle de "signer la mort de Kadhafi", dirigeant libyen tué lors de la révolte populaire, en octobre 2011.Première incohérence: Jean-Yves Le Drian "n'était pas en poste ministériel" au moment où ces faits se sont déroulés, comme le note son avocate Delphine Meillet dans un communiqué transmis à l'AFP le 28 juin. Si ses premières responsabilités ministérielles remontent à 1991, date à laquelle il devient secrétaire d'Etat à la Mer pour le gouvernement d'Edith Cresson, il ne revient pas au gouvernement avant 2012 -- soit plusieurs mois après les deux événements dans lesquels il aurait été impliqué selon cette vidéo. Il est alors nommé comme ministre de la Défense dans le premier gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault et restera à ce poste durant tout le quinquennat de François Hollande, élu cette même année. A-t-il pourtant eu une responsabilité, en tant que conseiller par exemple, dans l'attaque du palais présidentiel ivoirien et dans la mort de Mouammar Kadhafi? "Pas à ma connaissance", assure à l'AFP le 22 juin Benjamin Keltz, journaliste et co-auteur avec Nicolas Legendre d'une enquête sur Jean-Yves Le Drian ("Le phénomène Le Drian. Enquête sur le plus influent des Bretons", Ed. du Coin de la Rue, 2016). Selon lui, l'ex-ministre n'avait alors "aucun lien" avec ces décisions et ne faisait partie d'"aucun groupe" en charge de les prendre.Il est même "très peu probable" que Jean-Yves Le Drian ait pu "conseiller" informellement le gouvernement en 2011, poursuit-il, puisqu'à l'époque, le gouvernement était dirigé par François Fillon -- alors Premier ministre de Nicolas Sarkozy.Tous deux étaient membres de l'Union pour un mouvement populaire (UMP), situé à droite de l'échiquier politique. Jean-Yves Le Drian était à l'époque membre du Parti socialiste, situé à gauche, donc "pas [du] même bord politique", conclue Benjamin Keltz.Comme il le rapporte avec Nicolas Legendre dans son enquête au sujet de l'ex-ministre, Jean-Yves Le Drian est néanmoins impliqué dans la préparation de la campagne de François Hollande dès janvier 2011."En janvier 2011, deux mois avant l’officialisation de sa candidature à la primaire, Hollande sollicite Jean-Yves Le Drian. Il lui annonce qu’il va se présenter (cette fois, c’est sûr), lui dit qu’il aimerait qu’il œuvre à ses côtés et lui demande s’il a toujours son 'petit groupe' consacré à la défense. Le Breton répond par l’affirmative et les membres de Sémaphore [petit groupe de réflexion sur les questions de défense, ndlr] se remettent à bûcher." ("Le phénomène Le Drian", p. 256)Le journaliste affirme par ailleurs que Nicolas Sarkozy avait demandé à l'homme politique breton de le rejoindre, de par son implication et son intérêt pour les questions de défense nationale, ce que ce dernier avait refusé -- une information rapportée par plusieurs articles (1, 2, 3) au sujet de l'ex-ministre des Affaires étrangères, et racontée également dans le livre qu'il a co-écrit: "Durant cette période [la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007, ndlr] Le Drian se rend dans des salons de l’armement, rencontre des chefs d’état major, des industriels, des syndicalistes, des financiers... Il est identifié comme un incontournable en matière de défense. Cela, entre autres raisons, lui vaut de recevoir un coup de téléphone de l’Élysée peu de temps après la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle. [...] Le président lui propose de devenir son ministre de la Défense. Le Drian refuse. Contrairement aux Kouchner, Jouyet et Besson, il ne cède pas aux sirènes de l’ouverture. 'Je lui ai dit que j’étais très honoré, mais que ce n’était pas mon histoire, ni politique, ni culturelle, explique-t-il. Je lui ai souhaité bonne chance. Je considérais que j’étais en train d’accomplir ma mission en tant que président de Région. Le national n’était pas un sujet.' Plus tard, Sarkozy lui fera d’autres appels du pied avec le même résultat." ("Le phénomène Le Drian", p. 251-252) L'ancien président français Nicolas Sarkozy (au centre), l'ancien président nigérian Goodluck Jonathan (à gauche) et le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian participent à l'investitute du président ivoirien Alassane Outtara à Abidjan (Côte d'Ivoire), le 14 décembre 2020. ( POOL / SIA KAMBOU)"Jean-Yves Le Drian est un homme de gauche, il n'avait pas de lien avec l'équipe [gouvernementale] à cette époque. Il ne pouvait pas même être de la partie puisque c'était un gouvernement de droite", confirme à l'AFP le 27 juin Arthur Banga, historien spécialiste des questions de défense à l'université Félix-Houphouët-Boigny d'Abidjan (Côte d'Ivoire) et auteur d'une thèse sur l’aide militaire française dans la politique de défense de la Côte d’Ivoire de 1960 à 2002. "La France était depuis le déclenchement de la guerre 2002 en Côte d'Ivoire, avec l'opération Licorne", rappelle cependant ce spécialiste. "En 2011, et Alassane Ouattara [déclaré président à l'issue de l'élection en 2010 par la Commission électorale ivoirienne] et Laurent Gbagbo [déclaré président simultanément par le Conseil constitutionnel] réclamaient le pouvoir", poursuit-il: "au nom de la certification de l'Onu, la France s'était clairement positionnée pour Ouattara et a agi diplomatiquement et militairement dans ce but."Pendant plusieurs jours en avril 2011, la force Licorne et l'Onuci bombardent ainsi Abidjan, et notamment la résidence où Laurent Gbagbo s'était réfugié. Quant à la mort de Mouammar Kadhafi, ses circonstances restent à ce jour floues, comme le rappelle cet article de TV5 Monde; le média évoque les hypothèses d'un décès suite à un "bombardement", une "fusillade" ou bien une "exécution sommaire" lors d'un assaut rebelle contre sa ville d'origine, Syrte. La France se trouvait à l'époque dans le pays dans le cadre de l'opération Harmattan lors de la guerre civile libyenne."Manipulation de l'information"Pour l'avocate de Jean-Yves Le Drian, Delphine Meillet, cette vidéo participe d'une "évidente grossière campagne de manipulation de l'information". "Un flot d’allégations fallacieuses et malveillantes véhiculé par des trolls circulent sur les réseaux sociaux ivoiriens en utilisant l’image de l’ancien ministre de l’Europe et des Affaires étrangères français", dénonce-t-elle dans son communiqué."Monsieur Jean Yves le Drian (...) s’inscrit en faux de ces désinformations calomnieuses qui n’ont pour but que de nuire à l’image des autorités françaises en Côte d’Ivoire", conclue ce texte.Certes, cette vidéo contient "quelques petites vérités noués dans un océan de fausseté", commente pour sa part le journaliste Benjamin Keltz.Le Breton a par exemple bien été secrétaire d'Etat sous François Mitterrand (à la mer, 1991-1992) et président du Conseil régional alors que Jacques Chirac était à l'Elysée (en Bretagne, de 2004 à 2012), comme l'affirme la vidéo virale. Le président François Mitterrand et la Première ministre Edith Cresson posent pour la traditionnelle photo de famille avec les secrétaires d'état dont Jean-Yves Le Drian à l'issue du premier conseil des ministres, le 22 mai 1991, à l'Elysée. ( AFP / MICHEL CLEMENT)Rien ne prouve cependant la véracité des quelques affirmations fantaisistes comme le fait que Jean-Yves Le Drian ait été "jeune coursier du gouvernement sous De Gaulle" (il entre en politique en 1974, quatre ans après le décès du général) ou que sa mère ait été une "grande espionne de France" (décédée en 2003, elle a été couturière puis mère au foyer et militante catholique ouvrière). Jean-Yves Le Drian n'occupe plus de poste ministériel depuis le remaniement de mai 2022. Dans un entretien au quotidien breton Le Télégramme début juin, il confiait être rentré à Rennes, en Bretagne, et travaillait à "tourner la page".Il a soutenu plusieurs candidats du parti du président français Emmanuel Macron lors des élections législatives de juin et compte s'engager, toujours selon Le Télégramme, au sein de l'Agence d'aide à la coopération technique et au développement (Acted), une des plus grosses ONG françaises de solidarité internationale.
(fr)
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