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Lors de son discours le 24 septembre à la tribune de l'Assemblée générale des Nations Unies, le Premier ministre malien par intérim Abdoulaye Maïga a accusé le président du Niger Mohamed Bazoum de ne "pas être Nigérien". Une attaque qui a généré une vive polémique sur les réseaux sociaux, même si ce n'est pas la première fois que l'origine du président Bazoum, issu d'une tribu arabe implantée dans le sud de la Libye voisine, fait l'objet de critiques. La Cour constitutionnelle du Niger a déjà tranché cette question soulevée par les opposants au chef de l'Etat avant la dernière présidentielle de 2020. Mais au-delà du débat juridique, ces propos reflètent surtout la dangereuse montée des communautarismes instrumentalisée par certains chefs d'Etat et groupes jihadistes au Sahel."Mohamed Bazoum n'est pas un Nigérien". C'est cette phrase, assénée par le Premier ministre malien par intérim Abdoulaye Maïga devant les représentants siégeant à l'Assemblée générale des Nations Unies (Onu) le 24 septembre lors de la 77e session de cette institution (à partir de 5'56), qui a réactivé une vieille querelle au sujet du chef d'Etat nigérien et détérioré davantage les relations, déjà très tendues, entre les deux pays. Le chef du gouvernement malien réagissait ainsi aux "propos injurieux" de Mohamed Bazoum, qui ne s'est pas privé de critiquer ouvertement à plusieurs reprises la junte arrivée au pouvoir à Bamako, à la faveur de deux coups d'Etat en 2020 et 2021."Il ne faut pas permettre que les militaires prennent le pouvoir parce qu'ils ont des déboires sur le front où ils devraient être et que les colonels deviennent des ministres ou des chefs d'État", avait déclaré le président nigérien en juillet 2021, lors d'une conférence de presse commune avec son homologue français Emmanuel Macron à Paris. "Qui va faire la guerre à leur place ? Ce serait facile si chaque fois qu'une armée de nos pays a un échec sur le terrain, elle vient prendre le pouvoir ! C'est ce qui s'est passé par deux fois au Mali. (...) Ce ne sont pas des choses acceptables", avait-il ajouté.En mai, il avait de nouveau fustigé les colonels maliens dans une interview aux journaux français La Croix et L'Obs après le retrait du Mali de l'organisation régionale G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad): "Notre frontière avec le Mali est aujourd'hui sous la coupe de l'Etat islamique au Grand Sahara (EIGS). Bamako n'a pas investi les postes militaires avancés à notre frontière", disait-il dans cet entretien. "Depuis le second coup d'Etat au Mali (en mai 2021, NDLR), Bamako est dans une fuite en avant qui l'isole en Afrique et nous prive d'une stratégie concertée et coordonnée pour lutter contre le terrorisme", avait-il déploré.La sortie fracassante de M. Maïga à la tribune des Nations Unies a été très largement relayée sur Facebook, notamment sur des pages maliennes et burkinabè (1, 2, 3, 4, 5, 6...).Le Premier ministre malien par intérim s'en est aussi pris violemment au gouvernement français, qualifié de "junte", au secrétaire général de l'ONU ou encore au chef de l'Etat ivoirien Alassane Ouattara, accusé de vouloir "conserver le pouvoir pour lui seul et son clan" en changeant la Constitution pour obtenir un troisième mandat. Capture d'écran de l'outil d'analyse des réseaux sociaux CrowdTangle, réalisée le 6 octobre 2022Dans les commentaires, les internautes débattent vivement, et si certains saluent un discours "historique", pour d'autres, il s'agit d'une intervention qui "relève du populisme" et témoigne de "l'irresponsabilité" du chef du gouvernement malien. Captures d'écran de commentaires sur Facebook, réalisées le 6 octobre 2022Deux arrêts de la Cour constitutionnelleEn décrivant Mohamed Bazoum comme "l'étranger qui se réclame du Niger" dans son discours du 24 septembre (à partir de 5'56), Abdoulaye Maïga reprenait en fait une rhétorique ancienne visant les origines tribales du président nigérien dans son pays.Fin 2020, lors de l'élection présidentielle nigérienne, plusieurs détracteurs de M. Bazoum, dauphin désigné du chef de l'Etat sortant Mahamadou Issoufou, avaient notamment mis en doute ses "origines nigériennes" et déposé des recours devant la Cour constitutionnelle. L'article 47 de la Constitution dispose en effet qu'un candidat à la magistrature suprême doit posséder la "nationalité (nigérienne) d'origine". Tous ont finalement été déboutés par la plus haute juridiction du pays, qui a tranché définitivement la question de la citoyenneté de M. Bazoum.Dans un premier arrêt rendu le 8 décembre 2020, la Cour constitutionnelle a ainsi rejeté la requête d'Abdoulkadri Oumarou Alpha, président du mouvement politique Groupement Gayya Zabbe et candidat malheureux à la présidentielle. Au centre de la controverse, l'existence de deux certificats de nationalité identiques en tous points, mais enregistrés sous deux numéros administratifs différents. Le requérant pointait aussi le fait que ces certificats soient datés du 11 juillet 1985 - soit après que le président ait intégré le système éducatif nigérien et effectué son service civique, parcours pour lesquels il faut fournir des actes confirmant la naissance et/ou la nationalité. Interrogé par la Cour, le tribunal de grande instance de Diffa (sud-est du Niger), qui avait délivré ces actes, a répondu que les recherches de la version originale du certificat de naissance de M. Bazoum avaient été "infructueuses à cause du manque d'archives". "Le tribunal de grande instance de Diffa ne dispose à l'heure actuelle que [de] peu d'archives qui elles-mêmes sont récentes", les registres les anciens remontant "à 2003", précise l'arrêt du 8 décembre 2020.En réponse aux accusations concernant l'absence d'état-civil clair avant 1985, le président nigérien a notamment produit un certificat daté de juin 1967 établissant qu'il était né à Bilabrim dans la région de Diffa, d'une mère de nationalité nigérienne.Sur la base des divers documents fournis et de ses investigations, la Cour a finalement conclu qu'"aucun semblant de fraude (...) n'a été décelé". "La seule différence de numéros sur le certificat de nationalité, qu'on ne peut nécessairement imputer à l'intéressé ne peut suffire pour conclure au caractère frauduleux desdits actes", a-t-elle encore ajouté, estimant que la requête d'Abdoulkadri Oumarou Alpha était "non fondée". Le 17 décembre 2020, une nouvelle requête déposée par un groupe d'opposants politiques et demandant sur les mêmes bases de déclarer Mohamed Bazoum inéligible au scrutin présidentiel, a été déclarée "irrecevable" par la Cour constitutionnelle du Niger.Contacté le 29 septembre par l'AFP, Omar Hamidou Tchiana, l'un des requérants qui fut plusieurs fois ministre sous la présidence d'Issoufou (2011-2021) avant de rejoindre l'opposition, maintient néanmoins que la preuve de la nationalité de M. Bazoum n'a pas été fournie à ce jour et continue d'entretenir la polémique.Même son de cloche chez Djibrilla Baré Maïnassara, autre candidat malheureux à l'élection présidentielle de 2020, qui affirme de son côté avoir déposé un recours devant la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao), dont il attendrait toujours le résultat. "Il n'existait pas de conformité des pièces" soumises à la Cour constitutionnelle, a-t-il réaffirmé à l'AFP dans un entretien téléphonique le 6 octobre. Quoi qu'il en soit, "il s'agit d'un débat qui ne tient pas la route du point de vue juridique", assure à l'AFP Amadou Boubacar Hassane, coordonnateur de l'Association des juristes constitutionnalistes du Niger. Pour lui, toutes ces polémiques relèvent avant tout d'un "élan populiste" qui vise à "influencer" l'opinion publique, mais qui n'a "pas prospéré". Par ailleurs, "les arrêts de la Cour constitutionnelle ne peuvent être sujets d'aucun recours", rappelle le juriste. "Minorités intégrées"Au Niger, l'ascendance libyenne de M. Bazoum est connue de tous et même affichée par l'intéressé, comme dans cet entretien accordé en 2019 au quotidien burkinabè Wakat Sera où le président nigérien rappelait que son arrière grand-père était arrivé au Niger "dans les années 1840". Mohamed Bazoum appartient en effet à la tribu arabe des Ouled Slimane issue du Fezzan, région frontalière du sud de la Libye, mais également présente au Tchad et au Niger."Avant son élection à la tête de l'Etat, Mohamed Bazoum a occupé de hautes fonctions politiques (député national, ministre): ce débat n'a pas sa place au Niger, les gens ne portent pas attention à ces sujets et les minorités sont réellement intégrées", conclut Amadou Boubacar Hassane. Le débat autour de la nationalité de Mohamed Bazoum "est totalement raciste", renchérit Kalla Moutari, ancien ministre et membre fondateur du Parti Nigérien pour la Démocratie et le Socialisme (PNDS, au pouvoir), joint par l'AFP le 6 octobre. Il souligne par ailleurs que le Niger a obtenu son indépendance en 1960, l'année de naissance du président Bazoum, lorsque la nationalité nigérienne "n'existait pas encore". Ce n'est pas la première fois que de telles accusations touchent un dirigeant de la région: l'ancien président nigérien Mamadou Tandja (en fonction de 1999 à 2010) en avait fais les frais, accusé d'être Mauritanien, puisque son père venait de ce pays. En Côte d'Ivoire, le concept d'"ivoirité" pour éliminer Alassane Ouattara (accusé d'être Burkinabè) de la course à la présidentielle fut aussi l'un des ferments de la crise politico-militaire qui a ensanglanté le pays dans les années 2000.Ces mêmes considérations attisent bien souvent les conflits intercommunautaires au Sahel, où certaines populations comme les éleveurs peuls nomades, qui circulent d'un pays à l'autre avec leurs troupeaux, sont associées aux jihadistes et deviennent la cible de milices dites d'auto-défense constituées sur la base de l'appartenance ethnique. L'ex-président du Niger Mamadou Tandja lors de son dernier meeting électoral le 11 novembre 2004 à Niamey (Niger). ( AFP / STR)Les propos du Premier ministre malien par intérim ont en tous cas suscité l'indignation au Niger: l'Assemblée nationale a notamment condamné les déclarations d'Abdoulaye Maïga, estimant que celles-ci relevaient du "mépris" et que ce "mépris doit être forcément compris comme du mépris à l’égard de tous les Nigériens", comme le rapportent plusieurs médias (1, 2). Une réaction d'autant plus vive que "le Niger est un exemple d'intégration et de stabilité" dans une région secouée par les rébellions armée, les exactions de groupes jihadistes et les coups d'Etat à répétition, décrypte pour l'AFP Ahmedou Ould Abdallah, ex-ministre mauritanien des Affaires Etrangères, ancien haut fonctionnaire des Nations unies et président du Centre des stratégies pour la sécurité du Sahel Sahara (Centre 4s).Cet expert rappelle que l'ex-président nigérien Mahamadou Issoufou, appartenant à l'ethnie haoussa, avait nommé en 2011 un Premier ministre touareg, Brigi Rafini, qui a occupé cette fonction pendant dix ans. "Cette politique d'effort menée depuis dix ans par Issoufou et son successeur Bazoum sont les modèles à suivre pour gérer les crises", estime-t-il.Le 7 octobre, les autorités nigériennes n'avaient pas officiellement réagi aux propos d'Abdoulaye Maïga.Relations "exécrables"La saillie d'Abdoulaye Maïga à l'Onu constitue dans ce contexte un "moment de surenchère par rapport aux mauvaises relations que le Mali a avec un certain nombre de ses partenaires", estime par ailleurs Seidik Abba, journaliste, analyste politique et auteur de plusieurs ouvrages sur la sécurité dans la région, dont Mali-Sahel. Notre Afghanistan à nous? (Impacts Editions, 2022), qui qualifie ces relations d'"exécrables".Le Mali est en effet sous le coup de sanctions depuis l'arrivée au pouvoir de la junte militaire. L'Union africaine (UA) et la Cédéao ont suspendu le Mali une première fois après le putsch de 2020, puis à nouveau après un second coup de force renforçant la mainmise des colonels en mai 2021. Les tensions se sont quelque peu atténuées quand ces derniers se sont engagés sous la pression à organiser des élections en février 2024. La Cédéao a alors levé certaines mesures financières et commerciales particulièrement sévères qui asphyxiaient le pays.Mais "la junte estime que le Niger était en première ligne de la dénonciation de son pouvoir, et impute aux Nigériens d'avoir pris une part trop importante dans les sanctions infligées", analyse Seidik Abba. Un bras de fer diplomatique oppose également le Mali à la Côte d'Ivoire, elle aussi membre de la Cédéao, dont 46 soldats sont emprisonnés à Bamako depuis début juillet. Nouveaux partenariatsL'immense défi sécuritaire auquel sont confrontés tous les pays du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso, Mauritanie et Tchad) qui font face, depuis des années, aux attaques de mouvements jihadistes affiliés au groupe Etat islamique (EI) et à Al-Qaïda, creusent encore la ligne de fracture entre Bamako et Niamey."La guerre au Mali", comme le souligne le juriste Amadou Boubacar Hassane, "est une question de sécurité intérieure pour le Niger", les deux pays partageant plus de 800 kilomètres de frontière commune, le long de laquelle les violences jihadistes meurtrières sont incessantes.Tandis que les autorités maliennes se sont récemment détournées de la France avec acrimonie, réactivant leurs liens historiques avec Moscou pour tenter d'endiguer la propagation jihadiste, le Niger garde ses distances avec la Russie, et maintient - quoique de manière plus discrète - de bonnes relations avec Paris."Dans la relation avec le Mali, on peut voir qu'il y a une sorte de clivage entre une partie de l'opinion et le pouvoir nigérien, qui a accepté d'accueillir les soldats français qui sont partis du Mali dans le cadre de la réarticulation [de l'opération militaire française Barkhane], et une partie de l'opinion qui est traversée par ce courant de rejet de la présence militaire française", affirme Seidik Abba. Un homme brandit une pancarte où sont inscrits les mots "A bas la France" lors d'une manifestation contre la présence militaire française au Niger le 18 septembre 2022, à Niamey (Niger). ( AFP / BOUREIMA HAMA)Illustration récente de cette crispation, le 27 novembre 2021, un convoi militaire français se rendant au Mali, déjà bloqué plusieurs jours par des manifestations au Burkina Faso, avait été pris à partie à Téra (ouest du Niger) où des heurts avaient fait trois morts, selon le gouvernement. C'était la première fois, d'après plusieurs observateurs, que la contestation de la présence française apparaissait de manière aussi évidente dans les zones affectées par le conflit. Auparavant, les manifestations hostiles étaient surtout cantonnées aux capitales, Bamako et Ouagadougou en tête."Le Niger est écartelé", estime Seidik Abba, entre une France avec laquelle il ne peut pas rompre les liens diplomatiques au vu de la situation sécuritaire, et le Mali "qui est un voisin immédiat et avec lequel on a forcément besoin d'avoir des relations pour gagner la lutte contre le terrorisme". L'analyste souligne également le besoin d'"une réponse transnationale à un problème transnational" et craint notamment la fin du droit de poursuite que s'étaient mutuellement octroyés les pays du G5 Sahel en 2017 - la possibilité de pénétrer sur 50 km dans un des pays membres pour y pourchasser les groupes jihadistes.Le président Bazoum a commenté le 22 septembre sur RFI l'efficacité du nouveau partenariat entre les forces armées maliennes et les combattants de la société de sécurité privée russe Wagner : "La situation dans la région de Ménaka s’est totalement dégradée depuis le départ de Barkhane," a noté le chef d'Etat nigérien. "Les forces armées sont à Ménaka, elles y seraient avec leurs supplétifs russes, mais je constate que cela n’a pas empêché que la situation se dégrade davantage", a-t-il poursuivi, ajoutant qu'il était "très probable" que le drapeau jihadiste puisse flotter bientôt sur cette localité de l'est du Mali. La junte au pouvoir à Bamako se targue globalement d'une "inversion de la tendance" aux dépens des jihadistes. L'Onu a pour sa part exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation devant la situation dans la région de Gao et, plus à l'est, de Ménaka, où l'EIGS multiplie les offensives depuis plusieurs mois. L'Etat y a une très faible présence et les populations, principalement des nomades vivant dans des campements éparpillés dans le désert, sont prises entre deux feux, victimes de massacres et de représailles parce que soupçonnées de pactiser avec l'ennemi, ou privées de moyens de subsistance. 10 octobre 2022 Actualise avec capture d'écran d'une décision de la Cour constitutionnelle
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