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La vidéo d'un homme insérant des cartes dans des machines situées dans les dossiers de sièges couverts de velours rouge circule abondamment sur internet depuis le mois dernier. Pour de nombreux internautes, elle montre un député français "pointant" à la place de collègues absents. Mais si la question de l'absentéisme à l'Assemblée nationale est un sujet récurrent, ces images viennent en réalité d'Ukraine, où l'utilisation de badges d'élus en leur absence est une pratique connue de fraude au vote électronique."Connaissez-vous l'histoire des députés fantômes ?", s'interrogent plusieurs publications virales partagées plus de 8.000 fois depuis le 21 avril 2022. "C'est tout simple, tu donnes ta carte à un pote et il badge pour toi t'es pas là, mais tu es payé quand même voilà le pognon qu'on nous vole", affirment les internautes dans un message reproduit quasi à l'identique sur Facebook (1, 2) ou encore Telegram (1). Capture d'écran Facebook effectuée le 3 mai 2022Sur la vidéo partagée par les internautes, un homme en costume bleu arpente les allées de ce qui ressemble à une assemblée, muni d'une série de cartes qu'il insère, une à une, dans des appareils électroniques. La scène dure 39 secondes et est filmée depuis un point haut.Des images filmées en France, à en croire les drapeaux français accompagnant les messages d'internautes et certaines légendes, comme celle-ci, présente sur l'une des publications : "Le Français ça ne le dérange pas. Il se fait dépouiller de ses biens et il en redemande."Une vidéo virale tournée au Parlement ukrainienCette scène a-t-elle été tournée au sein de l'Assemblée nationale à Paris, comme le suggèrent ces publications ? Certains éléments visuels permettent de contredire cette théorie.Tout d'abord, sur la vidéo, le sol est gris, alors que celui du Palais Bourbon est rouge. On peut remarquer également que les sièges sont différents. L'assise des sièges de l'Assemblée nationale est entièrement recouverte de velours rouge, tranche comprise, ce que l'on voit facilement lorsque le strapontin est replié en position fermée. En revanche, sur la vidéo que nous examinons, l'assise des sièges n'est pas entièrement recouverte et laisse apparaître la structure en bois sur la tranche.Autre détail visible dans cette vidéo : l'appareil électronique volumineux disposé face aux élus dans les pupitres (où l'homme insère des cartes) n'existe pas à l'Assemblée nationale, où les dispositifs sont de taille bien plus réduite. Tous ces éléments peuvent être vérifiés dans la vue à 360° des bancs de l'Assemblée réalisée par l'AFP en 2017 et présentée ici. Capture d'écran Facebook effectuée le 3 mai 2022 Les éléments pointés dans la vidéo que nous examinons ne se retrouvent pas non plus au Sénat, après une recherche dans le catalogue d'images de l'AFP.En réalité, les investigations de l'AFP Factuel ont permis de remonter jusqu'à l'Ukraine. Par exemple, grâce à une recherche inversée via le moteur de recherche Yandex, l'AFP a pu retrouver d'autres exemples de publication de la vidéo, que des internautes situaient au Parlement ukrainien.Et en comparant avec des photos de cette assemblée prises par l'AFP, on retrouve bien les appareils électroniques installés dans les pupitres, le sol gris ou encore les strapontins, les détails concordent.La plus ancienne occurrence de la vidéo retrouvée par l'AFP se trouve sur Facebook et a été publiée 9 juin 2017 par le photographe Yan Dobronosov, accrédité au Parlement ukrainien et actuellement en fonction pour le site d'informations ukrainien Telegraf, comme on peut le lire sur le site de ce média. Cette vidéo a largement circulé et cumule plus de 16.000 partages.Ces images ont d'ailleurs été détournées à plusieurs reprises pour cibler les parlementaires argentins, espagnols ou encore brésiliens, comme le révèlent plusieurs médias de vérification (1, 2, 3). "Piano-voting"Contacté par l'AFP, Yan Dobronosov a confirmé être "accrédité au sein du Parlement" ukrainien et y "travailler depuis 2010". Le photographe explique y avoir "souvent filmé" des députés "qui inséraient les cartes de leurs collègues [à leur place], ce qui leur permettait ensuite de voter pour eux, ce qui est une violation [du règlement]". Pour Adrien Nonjon, docteur en histoire et spécialiste de l'Ukraine, cela ne fait pas de doute, "il s'agit de 'piano-voting'", une expression qui désigne le fait de voter à la place d'un ou de plusieurs députés."Comme le vote se fait de manière électronique au Parlement ukrainien, il s'agit pour certains députés d'utiliser les cartes d'identification des autres députés, absents, pour pouvoir voter en leur nom. Les députés absents donnent leur carte", détaille Adrien Nonjon.Cette pratique a été au cœur de polémiques dans l'histoire politique ukrainienne récente, des images de fraude étant notamment partagées par des médias comme Radio Free Europe/Radio Liberty, où des députés arpentent les bancs vides pour voter à la place des absents, ou à se pencher par-dessus leur pupitre pour atteindre le bouton de vote de leurs collègues. "En 2012, le nouveau code pénal avait été ratifié officiellement par 234 députés alors que seulement 172 d'entre eux se trouvaient dans l'hémicycle lors du vote", relate par exemple Adrien Nonjon. Plus récemment, en décembre 2020, "deux députés qui avaient voté pour la nomination du nouveau ministre de l'Education et des Sciences étaient en fait absents", ajoute le spécialiste de l'Ukraine.Une pratique pourtant illégale au regard de l'article 84 de la Constitution ukrainienne, qui dispose que le vote au sein de la Rada, le Parlement ukrainien, doit avoir lieu "en personne".La Cour européenne des droits de l'homme avait d'ailleurs pointé du doigt cette dérive du mode de scrutin électronique en 2013, lorsque des députés présents en séance avaient "délibérément voté plusieurs fois pour leurs collègues absents, en toute illégalité" afin de révoquer un juge de la Cour suprême (alinéa 145 du jugement Oleksandr Volkov v. Ukraine). Une évolution a cependant eu lieu en mars 2021 avec la mise en place d'un système de double capteur, les parlementaires devant désormais placer leur main gauche sur un détecteur et voter simultanément avec leur main droite en pressant un des boutons de vote, rapportent le média Unian et le think tank américain Atlantic Council. L'absentéisme à l'Assemblée nationale, un thème récurrent de polémiquesLes publications virales identifiées par l'AFP mettent en avant la question de l'absentéisme des députés français, très souvent dénoncé, et sujet récurrent de polémiques. Au point que des sanctions sont prévues par le règlement de l'Assemblée pour inciter à l'assiduité. Contrairement à ce que sous-entendent certains internautes, les élus peuvent donc être sanctionnés financièrement en cas d'absences trop fréquentes.En séance publique, "le fait d’avoir pris part, pendant une session, à moins des deux tiers des scrutins publics auxquels il a été procédé (...) entraîne une retenue du tiers de l’indemnité de fonction" et cette retenue peut même être doublée "si le même député a pris part à moins de la moitié des scrutins".En commission, "au‑delà de deux absences mensuelles (...) chaque absence d’un commissaire à une commission convoquée, en session ordinaire (...) donne lieu à une retenue de 25 % sur le montant mensuel de son indemnité de fonction". Mais ces sanctions ne suffisent pas : en 2018, des propos de l'ex-président de l'Assemblée nationale François de Rugy (LREM) sur les "multirécidivistes de l'absence" et sa volonté d'"appliquer strictement" les pénalités prévues avaient d'ailleurs causé des remous sur les bancs des élus.Des sanctions sont "appliquées" en commission "s'il y a plus de deux absences consécutives, avec un prélèvement effectif de 360 euros par réunion manquée", avait explicité François de Rugy. En revanche, "pour la présence lors des votes dits solennels (dans l'hémicycle), prévus à l'avance, pour lesquels il est facile de s'organiser, la sanction prévue n'a jamais été appliquée par mes prédécesseurs".L'année suivante, un rapport du site Projet Arcadie avait détaillé les méthodes de députés pour "gonfler" leurs statistiques de présence et donner "l'illusion du travail accompli". L'absentéisme est aussi source de tensions au sein des formations politiques.Le 26 octobre 2021, le patron des députés LREM Christophe Castaner avait lui-même rappelé à l'ordre ses troupes, sur leur nécessaire présence dans l'hémicycle alors que le vote, la semaine précédente, en première lecture du projet de loi "vigilance sanitaire" avait failli tourner au couac, avait alors appris l'AFP. Le 4 novembre suivant, les oppositions avaient même réussi à faire passer un amendement restreignant la prolongation de l'état d'urgence, la majorité s'était retrouvée minoritaire au moment du vote.Le vote "à main levée" préféré au scrutin électroniqueEn France, les soupçons de fraude au vote électronique à l'Assemblée nationale sont rarissimes.Le vote électronique existe bien pour les parlementaires. A l'Assemblée nationale, celui-ci est en place depuis 1959 et est utilisé lors des scrutins publics ordinaires via un boîtier individuel disposé sur les pupitres des députés, explique l'Instruction générale du Bureau de l'Assemblée nationale. Un député vote lors du débat sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe à l'Assemblée nationale, le 29 janvier 2013 à Paris ( AFP / JACQUES DEMARTHON)En octobre 2021, le député souverainiste Nicolas Dupont-Aignan avait été sanctionné par le retrait d'un quart de son indemnité parlementaire pendant un mois pour avoir voté sur le boîtier du député José Évrard, membre de son parti Debout la France, qui avait écopé de la même sanction. L'ex-candidat à l'élection présidentielle avait rejeté cette accusation, évoquant un "quiproquo administratif". Mais ce genre de cas est d'autant plus rare que le recours au vote électronique n'a lieu que pour une partie des scrutins. Le vote "à main levée" reste la procédure "normale" à l'Assemblée nationale, pour sa rapidité et sa simplicité, explique le site du Palais Bourbon. Des députés de l'Assemblée nationale votent un amendement le 22 décembre 2011 à Paris ( AFP / JACQUES DEMARTHON)Possibilité est en outre donnée aux députés de déléguer leur droit de vote à un collègue, mais dans un nombre limité de situations, notamment en cas de maladie ou d'événement familial grave, selon une ordonnance de 1958.Au Sénat, le scrutin électronique a été introduit en 2019, chaque élu devant s'identifier sur un boîtier-écran en insérant une carte personnelle, puis exprimer son vote sur un écran tactile. Mais là aussi, le vote "à main levée" reste la règle dans la très grande majorité des cas.
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