?:reviewBody
|
-
Une photo partagée plus de 2.500 fois depuis janvier 2020 et circulant de nouveau récemment sur Facebook montre, selon les internautes qui la relaient, une "poire d'angoisse", un "appareil [qui] a été utilisé par les esclavagistes européens" au 19e siècle pour faire subir aux personnes réduites en esclavage de graves sévices. Attention: selon plusieurs historiens consultés par l'AFP, l'utilisation de cet objet comme instrument de torture n'est pas historiquement vérifiée, ni au 19e siècle ni à une autre époque. Les violences physiques et psychologiques commises par les esclavagistes européens ont été et sont encore documentées à ce jour par les historiens, mais aucune source ne fait état de l'usage des "poires d'angoisse" à cet effet.Ces publications dévoilent "ce que l'Occident et L'IMPÉRIALISME religieux n'oseront jamais vous dire", se targuent leurs auteurs. Toutes partagent une photo d'un instrument métallique d'apparence ancienne, visiblement actionnée par une clef lourdement ornementée. Il s'agit d'une "poire de l'angoisse", affirment les internautes: un instrument de torture qui aurait été "utilisé par les esclavagistes européens" au 19e siècle pour châtier les personnes qu'ils tenaient sous leur joug.Ces publications décrivent par le menu les sévices ainsi infligés, principalement sexuels: "insérée dans le rectum des esclaves mâles" ou "dans [l']orifice sexuelle (sic)" des femmes, voire "dans la bouche" de ceux qui auraient menti à leur maître, cette poire se visserait grâce à la clef qui l'actionne jusqu'à causer "des dommages importants et même la mort en guise de punition". Des détails macabres, dont le partage est nécessaire en raison de la "méconnaissance de [l']Histoire", assurent les internautes. Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 2 septembre 2021Ces publications ont été partagées plus de 2.500 fois depuis janvier 2020 (1, 2, 3, 4, 5, 6...), et circulent de nouveau massivement depuis fin août. La rumeur s'est également propagée sur Twitter (1, 2). Pourtant, aucun document historique ne prouve que cet objet ait été utilisé comme un instrument de torture, par les esclavagistes européens au 19e siècle ou par qui que ce soit d'autre. Aucune trace de la "poire d'angoisse" dans l'histoire de l'esclavage"Il n'existe aucune preuve archéologique ou documentaire permettant de lier la poire d'angoisse à l'histoire de l'esclavage" à la connaissance de Christopher Bishop, historien et auteur d'un article sur le sujet, sollicité par l'AFP. "Les horreurs de la traite transatlantique sont bien documentés depuis de nombreuses années", note-t-il, "et c'est la première fois que ce genre d'hypothèse apparaît", poursuit cet enseignant de l'Australian national university. "Je n'ai jamais vu [un tel objet] dans les archives, et n'en ai jamais entendu parler", assure pour sa part à l'AFP Myriam Cottias, directrice de recherche et directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages du CNRS. Même son de cloche du côté de Cécile Vidal, historienne et directrice d'études à l'EHESS, co-coordinatrice d'un ouvrage à paraître intitulé Les mondes de l'esclavage. Une histoire comparée: elle explique à l'AFP n'avoir "jamais trouvé mention de l'utilisation d'un tel instrument à l'encontre des esclaves" dans les sources historiques qu'elle a consultées et "dans la bibliographie sur les Amériques des XVIIIe-XIXe siècles".Thomas A. Foster, doyen associé à Howard University, à Washington D.C., et auteur d'un ouvrage sur les violences sexuelles subies par les hommes réduits en esclavage, Rethinking Rufus: Sexual Violations of Enslaved Men, a précisé quant à lui à l'AFP "ne pas connaître cet instrument", sans exclure qu'il ait pu être un jour utilisé. Pour autant, cet étrange objet existe bel et bien: plusieurs exemplaires sont visibles dans les collections des musées à travers le monde - en Pologne, en Autriche, en Allemagne, en Italie ou encore au Louvre, à Paris. Si la poire d'angoisse n'était pas un instrument de torture utilisé sur les personnes réduites en esclavage, d'où vient-elle et à quoi sert-elle ? L'histoire de cet objet ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes.Des origines troublesLa première poire d'angoisse identifiée se trouve dans la collection du département des Objets d'art du Moyen-Âge, de la Renaissance et des temps modernes du musée du Louvre et se trouve dans ses collections depuis 1856, note Christopher Bishop. "Elle appartenait à Alexandre-Charles Sauvageot, qui siégeait au Cabinet des Antiques de la Biblitohèque Royale et fut précédemment assistant de Prosper Mérimée, inspecteur-général des monuments historiques", précise-t-il à l'AFP. Capture d'écran du site du Louvre, réalisée le 6 septembre 2021L'homme qui s'occupe alors de ces objets, M. Sauzay, "identifie l'un de ces artefacts comme une 'poire d'angoisse' et invite ses lecteurs à se référer à l'Histoire Générale des Larrons, publiée par François de Calvi au début du 17e siècle". Cet ouvrage relate des dizaines de délits et de crimes contemporains de son auteur. Selon ce document, l'inventeur de cet "instrument diabolique" serait un voleur toulousain, Palioli, qui l'aurait utilisé pour "bâillonner ses victimes avant de les voler".Or, en 1857, soit un an après la donation de M. Sauvageot, un magazine français illustré, Le magasin pittoresque, propose une origine alternative à la poire d'angoisse: le journal en retrouve la trace dans les pages de l'Histoire Universelle, écrite par Théodore Agrippa d'Aubigné, pour qui la paternité de cet étrange instrument reviendrait au capitaine Gaucher, un soldat particulièrement efficace qui aurait eu besoin, pour contrôler ses prisonniers, de les étouffer avec cette fameuse poire.Quelle que soit l'origine de cet objet, ces deux histoires originelles s'accordent sur un point: la poire d'angoisse servait à bâillonner violemment des criminels ou des prisonniers. D'abord, "on s'est imaginé que ces objets serviraient de bâillons et empêcheraient d'appeler à l'aide", avant qu'une nouvelle fable émerge: "en insérant cet instrument dans différents orifices puis en l'écartant graduellement, les tortionnaires" auraient pu infliger des blessures à leurs victimes, note l'historien Christopher Bishop. En réalité, l'exemplaire de l'instrument visible dans les publications virales "est bien trop finement ouvragé pour un outil de torture", affirme ce dernier. Le niveau de raffinement de l'objet indique plutôt qu'elle "devait appartenir à une forme d'élite sociale", poursuit-il, et le mécanisme fonctionne d'une manière qui semble écarter toute possibilité réelle de torture. Ce qui n'empêche pas certaines institutions de toujours présenter la poire d'angoisse ainsi, comme par exemple ce musée de la torture en Pologne (en polonais).L'AFP n'a en tout cas pas été en mesure de retrouver l'origine de la photo partagée par les publications virales. Si vous avez des indices, vous pouvez nous contacter à partir du site factuel.afp.com/contact.Fantasmes moyenâgeuxPour l'historien Paul Sturtevant, fondateur de la revue The Public Medievalist et auteur d'un ouvrage intitulé The Middle Ages in Popular Imagination: Memory, Film and Medievalism, l'apparition et les références faites à la poire d'angoisse au 19e siècle "proviennent d'un intérêt accru envers le Moyen-Âge" à cette époque. "D'étranges fantasmes ont alors fait leur apparition", raconte à l'AFP le spécialiste, et "l'un d'entre eux portait sur les techniques complexes et perverses déployées pour torturer au Moyen-Âge". Une forme de "pornographie de la torture", résume-t-il. Les poires d'angoisse qui nous parviennent aujourd'hui "étaient probablement des jouets appartenant aux aristocrates, et de nombreuses copies de ces objets ont été produites pour intégrer des cabinets de curiosité [qui ne] faisaient souvent pas la différence entre réalité et fiction", note Paul Sturtevant.Quant aux réels usages de ces poires d'angoisse, les paris sont ouverts: peut-être un "pommeau décoratif" ornant une épée, suggère Christopher Bishop, ou encore un "sextoy", s'amuse à conjecturer Paul Sturtevant. Plus sérieusement, souligne pour finir l'historien, "les instruments utilisés [au temps de l'esclavage] étaient bien plus simples", à l'image du fouet, "horriblement efficace et utilisé très régulièrement" par les esclavagistes.Violences au temps de l'esclavageBien que la poire d'angoisse ne fasse donc pas partie des outils utilisés contre les personnes réduites en esclavage par leurs propriétaires européens au 19e siècle, ces derniers ont en effet exercé de nombreuses violences envers ceux et celles sous leur joug. "La relation esclavagiste est fondée sur la violence", synthétise Myriam Cottias, directrice de recherche au CNRS. Celle-ci représente en effet "le premier marqueur du statut servile", note Cécile Vidal, de l'EHESS, dans un chapitre à paraître de Mondes de l'esclavage. Une histoire comparée. Ainsi, "il existe toute une palette de sévices exercés envers les personnes esclavisées (ndlr: néologisme pour réintroduire la part de l'humain dans un statut de domination et de violation)", reprend Myriam Cottias, comme le fouet ou les barres d'entrave, auxquelles les esclavagistes attachaient pieds et mains des esclavisés pour les punir, les mutilations, ou encore la mise au cachot dans un réduit exigu et sans fenêtres. "Les personnes réduites en esclavage étaient sujettes à toutes les formes de violence physique, de la privation (de nourriture, d'eau, de vêtements, d'abri, de sommeil) aux coups, coups de fouets, échaudement, jusqu'à l'amputation, et d'autres types de torture encore", résume pour l'AFP le doyen associé de Howard University, Thomas A. Foster. Il cite notamment un tristement célèbre esclavagiste en Jamaïque, Thomas Thistlewood, qui raconte dans ses archives personnelles comment "il a forcé certaines des personnes réduites en esclavage à boire de l'urine" et à "garder des excréments humains dans leur bouche à l'aide d'un instrument en métal"."Il y a bien sûr aussi les violences sexuelles, le viol, l'expression d'une domination sur le corps des femmes; il y a une dimension de genre importante [dans ces violences]", souligne Myriam Cottias. Des sévices dont les hommes n'étaient pas non plus épargnés, note l'historien de Howard University dans son dernier ouvrage, Rethinking Rufus : Sexual Violence Against Enslaved Men. Pour témoigner de cette "horreur absolue", explique l'historienne du CNRS, de nombreuses sources sont disponibles: pour les esclavagistes européens, on trouve notamment "toutes les archives judiciaires", notamment celles des procès faits aux maîtres au moment des campagnes abolitionnistes du 19e siècle en Martinique, en Guyane, en Guadeloupe, à La Réunion... Ainsi, contrairement à ce que prétendent les publications virales, il existe de nombreux écrits concernant "les tortures de l'esclavage". "Les historiens font un travail de mise à disposition, et des archives existent et sont disponibles au public. Il faut sortir de l'idée que les archives de l'esclavage sont des archives cachées", conclut Myriam Cottias.
(fr)
|