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Un "moteur à eau" comme combustible n'est pas physiquement envisageable. Pourtant, des publications relayées des milliers de fois en français et en anglais sur les réseaux sociaux prétendent que "nous pourrions conduire des voitures à eau" sans produire "aucune pollution", en s'appuyant sur des images d'archives filmées en 1974. En réalité, cette vidéo illustre "l'invention" d'un garagiste normand, un système fonctionnant à base d'eau et d'alcool dont les performances énergétiques revendiquées n'ont jamais été vérifiées ni validées par des mesures scientifiques rigoureuses. Par ailleurs, il existe bel et bien des véhicules roulant à l'hydrogène, mais la production, la compression et le transport de ce vecteur énergétique génèrent actuellement de nombreuses émissions de gaz à effet de serre. C'est ce qu'ont expliqué à l'AFP plusieurs spécialistes de l'énergie et de la mobilité."Nous pourrions conduire des voitures à eau" : voilà ce que prétendent plusieurs publications relayées des milliers de fois en français (1), (2) et en anglais (3), (4), (5), sur les réseaux sociaux, vidéo d'archives à l'appui. Ces images, tournées en noir et blanc en 1974 à Rouen, sont accompagnées d'un commentaire en anglais qui assure présenter une voiture fonctionnant "avec l'eau du robinet" :"Passant devant la cathédrale de Rouen, voilà quelque chose qui sort tout droit des aventures de Jules Verne. Cette voiture peut atteindre une vitesse de croisière de 70 miles à l'heure (environ 112 km/h) et fonctionne avec de l’eau.Le facteur énergétique est bien sûr l'hydrogène, qui, comme tout écolier le sait, est contenu dans l'eau à raison de deux atomes d’hydrogène pour un atome d’oxygène - une formule décrite par Jules Verne il y a plus de 100 ans.Le moteur peut également alimenter un générateur, fournir de la lumière et de la chaleur. De plus, il est non polluant.La voiture a déjà parcouru plus de mille miles (environ 1.600 km) et ses constructeurs affirment que le système est pratique et constitue une proposition commerciale – avec du carburant directement disponible au robinet, en fait.""Une voiture à eau en 1974 : supprimée par les grands groupes pétroliers", avance la légende de la vidéo en anglais, tandis que la publication française vante les performances d'un "moteur à l'hydrogène" de 1974, permettant à une voiture de rouler à "110 km/h" et de parcourir "plus de 1.600 km avec un seul réservoir", le tout, sans générer "aucune pollution". Capture d'écran prise sur Twitter le 18 novembre 2022Cependant, l'eau ne permet pas à elle seule de fournir de la puissance à un moteur pour faire avancer une voiture, ont expliqué à l'AFP plusieurs experts de l'énergie de la mobilité.Les images d'archives décrivent en fait le "moteur à eau Chambrin", une "invention" fonctionnant dans un moteur essence avec un mélange d'eau et d'alcool, conçue dans les années 1970 par un garagiste normand, dont les performances énergétiques revendiquées n'ont jamais été vérifiées ni validées par des mesures scientifiques rigoureuses.Par ailleurs, il existe bel et bien des véhicules roulant à l’hydrogène, mais le procédé est loin d'être décarboné : soit l’hydrogène est produit à partir de gaz fossile et émet de grandes quantités de gaz à effet de serre lors de sa production, soit il est issu de la séparation d’une molécule d’eau formée d’un atome d’oxygène relié à deux atomes d’hydrogène, mais la production, la compression et le transport de ce vecteur énergétique requiert de grandes quantités d’électricité bas carbone et génère de nombreuses pertes énergétiques.Le "moteur à eau" : un mythe loin d'une véritable découverte technologiqueLes images d'archives relayées sur les réseaux sociaux ont été filmées en 1974 en Normandie, tout près de la cathédrale de Rouen, visible dès les premières secondes de la vidéo.L'AFP a retrouvé sa version originale sur le site de l'agence de presse américaine AP Archive, en effectuant une recherche par mot-clé sur Google, en anglais.La fiche descriptive des images permet de confirmer qu'elles ont bien été tournées à Rouen le 7 janvier 1974 : Capture d'écran prise sur le site AP Archive le 17 novembre 2022En revanche, elle ne mentionne pas le nom des personnes présentes sur la vidéo, en particulier celui des "inventeurs" à l'origine de la fabrication dudit "moteur à eau".En réalisant une nouvelle recherche par mots-clés, l'AFP a retrouvé leur trace dans un article de presse publié par le journal le Progrès en août 2021, intitulé : "Moteur à eau : réalité ou mystification ?"A sa lecture, on découvre la photographie du garagiste rouennais Jean Chambrin et de son associé Jack Jojon, dans l'atelier où ils ont "inventé" le système qu'ils ont appelé "moteur à eau Chambrin". Capture d'écran montrant Jean Chambrin et Jack Jojon, prise sur le site du Progrès, le 17 novembre 2022.Contrairement à ce que prétendent les publications relayées sur les réseaux sociaux, le "moteur à eau Chambrin" ne permet pas de faire rouler une "voiture à eau", "il s’agit ni plus ni moins que d’un moteur à essence dans lequel il est fait exploser de l’alcool, et cela fonctionne. C’est tout simplement l’équivalent d’une voiture essence fonctionnant à l’E85 [superéthanol , NDLR] comme nous en avons en France", a expliqué à l'AFP le 16 novembre 2022 Louis-Pierre Geffray, expert Mobilité à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)."Il y a une différence entre cette réalité et la seconde moitié de la vidéo où l’on entend 'moteur à eau Chambrin', 'moteur semi-hydrogène', à partir de ce stade, les éléments relèvent du mythe", ajoute le chercheur.En effet, il n'existe pas à ce jour de système de propulsion des moteurs, dont la puissance serait uniquement générée à partir d'eau : "Un moteur à eau n’est pas envisageable physiquement", indique ainsi Louis-Pierre Geffray", spécifiant que "l’eau n’est pas un alcool, elle n’est pas inflammable, il n’y a donc pas d’énergie à en tirer sous sa forme liquide.""Le moteur à eau comme combustible n’existe pas (il n’y a pas d’énergie dans l’eau qui est une molécule déjà oxydée et stable)", a par ailleurs confirmé le 17 novembre 2022 par e-mail à l'AFP Gaëtan Monnier, Directeur du centre de résultats Transports de l’IFPEN, un institut de recherche et de formation dans les domaines de l’énergie, du transport et de l’environnement doté d'un financement public/privé."Dopage à eau", "moteur pantone" : des systèmes théorisés non-efficients dans la pratiqueEn août 1977, les équipes de France 3 Normandie avait déjà réalisé un reportage sur le "moteur à eau Chambrin", démonstration à l'appui. Capture d'écran prise sur le site de l'INA le 18 novembre 2022. ( Capture d'écran prise sur le site de l'INA le 18 novembre 2022.)- "Voici ce fameux 'moteur à eau'... 'Moteur à eau', façon de parler, puisque, pour l'instant, il fonctionne en poids moitié eau/ moitié alcool", interpelle le journaliste en introduction, à l'adresse de monsieur Chambrin.- "Il y a des gens qui n'y croient pas, mais les gens qui n'y croient pas ne sont pas venus, par contre nous avons la visite de physiciens qui y croient", assure alors le garagiste. "C'était un événement à l'époque : l'invention d'un Normand ! Comme le prix du carburant était élevé dans les années 1970, l'objectif affiché du système Chambrin était de consommer moins d'essence en roulant", a expliqué à l'AFP Richard L'Hôte, ancien journaliste de France 3 et auteur du reportage, le 18 novembre 2022.Car au début des années 1970, les consommateurs occidentaux subissent les effets des chocs pétroliers, provoquant la flambée brutale du prix du baril et la chute de la croissance économique.Le prototype du moteur alimenté avec de l'eau et de l'alcool développé par Jean Chambrin a tantôt éveillé la curiosité, tantôt favorisé l'émergence de discours du soupçon à l'égard du lobby du pétrole et des autorités françaises de l'époque, qui auraient lancé une "expertise sur l’intérêt technique et économique de l’invention" non-concluante d'après l'article du Progrès. Capture d'écran prise sur le site du forum de discussion Japan Car le 17 novembre 2022. Capture d'écran prise sur le site du forum de discussion Japan Car le 17 novembre 2022.Pour autant, les performances dont "l'inventeur" se targue dans sa demande de brevet d'invention - notamment en matière de gain de consommation - n'ont jamais été vérifiées ni validées par des mesures scientifiques rigoureuses.D'après le document déposé par Jean Chambrin en 1975, le garagiste aurait mis au point un "appareil et combinaison de moyens permettant le conditionnement d'un mélange d'eau et de carburant, et, à la limite d'eau pure, en provoquant une réaction thermochimique génératrice de production d'hydrogène et d'un état plasmatique de la matière, pour utilisation dans un moteur thermique ou dans un système de chauffage." Capture d'écran du brevet déposé par Jean Chambrin, le 25 février 1975, prise le 17 novembre 2022.Contacté le 17 novembre 2022, le service documentaire de Gaumont Pathé Archives a fourni à l'AFP des documents permettant de mieux comprendre comment monsieur Chambrin expliquait son système, notamment une fiche de travail datant d'octobre 1974 réalisé dans le cadre d'un tournage pour les actualités cinématographiques :"Pour la démonstration à ses visiteurs, Mr Chambrin utilise un mélange eau alcool de la façon suivante. Pour le démarrage et la montée de température ce moteur tourne pendant 3 à 4 minutes alimenté en alcool pur. Une fois atteint la température voulue et le régime recherché Mr Chambrin coupe l'alcool et passe sur son mélange", peut-on y lire. Fiche de travail d'un tournage réalisé en octobre 1974 pour Gaumont Information et Diffusion. ( GP Archives)"C’est un type de systèmequ’on connaît aussi sous le terme de'dopage à eau' ou encore 'moteur pantone' : des dénominations variables pour des systèmes qui se ressemblent un peu. On les voit revenir sous les feux de la rampe à chaque crise économique, notamment quand le prix du carburant augmente à la pompe, avec des discours peu clairs sur le fait que ce sont des technologies de rupture étouffées par le lobby pétrolier", a expliqué à l'AFP le 17 novembre 2022 Bertrand-Olivier Ducreux, ingénieur Mobilité à l'ADEME, une agence publique qui participe à la construction des politiques nationales et locales de transition écologique."Dans la théorie, la physique et la thermodynamique n’expliquent pas comment ils fonctionnent, mais l’ADEME a financé plusieurs études pour aller voir dans la pratique. On a réalisé, dans deux contextes différents, des mesures de consommation et de puissance sur des moteurs modifiés : on a retrouvé à chaque fois des résultats de consommation, émissions et rendement qui ne montraient pas d’évolution significative que le système soit activé ou non", pointe l'ingénieur."Il est tout à fait possible de faire tourner un moteur à essence en lui faisant admettre un mélange de vapeur d’eau et de vapeur d’essence, mais ça n’a aucun avantage en termes de rendement ni de consommation", ajoute-t-il.Par ailleurs, le brevet n'est pas "crédible" du point de vue physique, selon le spécialiste de l'ADEME."On peut craquer une molécule d’eau en apportant de la chaleur pour séparer l’hydrogène et l’oxygène qui la constitue. Mais cette opération demande des températures très élevées supérieures à 2700 degrés. Ce ne sont pas les températures mentionnées dans le brevet", indique-t-il."Une fois qu’on fait l’hypothèse de la séparation de l’hydrogène et de l’oxygène, qui sont deux corps chimiques qui se recombinent instantanément, on se demande comment, dans le contexte de ce brevet, font ces composés chimiques instables pour attendre d’être à l’intérieur du cylindre pour brûler et générer de la puissance pour le moteur", ajoute Bertrand-Olivier Ducreux."Il est possible de breveter n’importe quoi", rappelle aussi l'ingénieur, "Un brevet n’est pas la preuve qu’un système est validé. On trouve plein de brevets sur le mouvement perpétuel qui n’est pas non commercialisé aujourd’hui, par exemple. Un brevet, ça veut dire que l’idée appartient à celui qui l’a déposé, mais il ne valide jamais les revendications qui sont dedans".Des technologies permettant d'injecter de l'eau dans certains moteurs à essence existent sur le marché, de nos jours, mais ils sont réservés à des véhicules qui présentent des usages précis. "C’est de l’optimisation très fine et qui coûte très cher, destinée à des moteurs comme les voitures de course, par exemple", explique Louis-Pierre Geffray. "Cette opération permet d’avoir des gains de puissance, de légère réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou bien réduit la formation de certains polluants tels que les oxydes d’azote (NOx)."Sur cette question, le spécialiste a renvoyé l'AFP vers un article du Point publié en juillet 2015 qui aborde la technologie développée par BMW il y a 7 ans, sur l’injection très faible d’eau dans les moteurs à essence."Bien que fonctionnant très bien techniquement et permettant des gains de quelques % sur la consommation et les émissions de NOx (oxyde d’azote), ce dispositif n’a (depuis la parution de l’article) pas passé le stade de la massification sur des véhicules de grandes production, certainement pour des logiques de coûts face à d’autres technologiques au plus fort potentiel d’intérêt : hybridation, voiture électrique, etc. (un constructeur ne pouvant pas se permettre d’investir sans limites dans toutes les technologies)", développe-t-il. "Il est clair que l’eau ajoutée en mélange avec du gazole ou de l’essence (bien au-delà des quelques millilitres de BMW) entraîne de très nombreux dysfonctionnements. Le problème peut apparaître d’ailleurs dans certaines stations-services avec un phénomène (rare mais connu) de condensation dans les cuves à carburant, ce qui est à éviter autant que possible", ajoute le chercheur, faisant référence au brevet déposé par Jean Chambrin.L'hydrogène : un vecteur énergétique énergivore à produire, à stocker et à transporterLes publications relayées sur les réseaux sociaux évoquent l'idée d'un "moteur à hydrogène" pour décrire le "moteur à eau Chambrin" : il s'agit ici d'une confusion entre deux systèmes bien différents."Il ne faut pas mélanger ce brevet avec des travaux qui sont aujourd’hui menés dans un certain nombre de domaines avec un objectif de décarbonation de la mobilité", pointe ainsi Bertrand-Olivier Ducreux.En effet, de nombreux travaux sont actuellement menés sur les possibles applications de l'hydrogène dans la mobilité. Mais ce vecteur énergétique est aujourd'hui principalement produit à partir d'énergies fossiles, fortement émettrices en CO2, comme l'avaient expliqué plusieurs experts à l'AFP dans un précédent article de vérification. "95% de l’hydrogène est actuellement produit à partir de gaz naturel fossile, une ressource émettrice de CO2. Le premier enjeu est la décarbonation de la production d’hydrogène, avant de l’utiliser comme vecteur énergétique pour de nouvelles applications tel que les transports", confirme à l'AFP Louis-Pierre Geffray. "Dans le cas du véhicule particulier, l’hydrogène est un non-sens, que ce soit énergétiquement - car il faut trois fois plus d’énergie que pour la batterie électrique - ou économiquement - car cela coûtera trois fois plus cher à l’usage. Ça entretient juste l’idée qu’on pourrait avoir une voiture potentiellement bas carbone sans changer nos usages, ce qui est faux", ajoute le chercheur."Quel que soit son procédé de fabrication, l’utilisation d’hydrogène dans un véhicule impose de le comprimer à haute pression entre 350 et 700 bars, soit une pression plus élevée qu’une bouteille de plongée ou que le gaz naturel qu’on utilise dans certaines voitures. Cette compression demande beaucoup d’énergie ce qui fait que l’hydrogène coûte beaucoup plus cher que ce que coûte le plein d’une voiture à essence ou d’une voiture électrique", abonde le spécialiste mobilité de l'ADEME.Quand bien même, certains constructeurs ont annoncé la production industrielle de modèles de véhicules fonctionnant avec de l'hydrogène comme Stellantis, né de la fusion de PSA et de Fiat-Chrysler.Le groupe va lancer en 2023 la construction en série d'utilitaires équipés d'une pile à combustible, un système à hydrogène qui alimente une batterie et un moteur électrique.En 2024, le site d'Hordain situé dans le département du Nord devrait disposer d’une capacité de 5.000 utilitaires par an équipés d’une pile à combustible, soit 3% de sa production annuelle. Un opérateur travaille dans l'atelier de montage de l'usine de voitures Stellantis à Hordain, dans le nord de la France, le 27 octobre 2022. ( AFP / SAMEER AL-DOUMY)"Il peut y avoir quelques cas où la pile à combustible alimentée à l‘hydrogène pourrait apporter un avantage concurrentiel par rapport à la batterie : le transport de marchandises à long rayon d’action par exemple. Mais actuellement la filière du poids lourd privilégie aussi des solutions électriques à batterie plutôt qu’à hydrogène car ce vecteur énergétique est énergivore à produire, à comprimer, à transporter et parfois dangereux car hautement explosif et sujet aux fuites", conclut Bertrand-Olivier Ducreux.Retrouvez l'ensemble des articles de vérification de l'AFP consacrés aux enjeux de l'énergie, du climat et de la biodiversité ici.
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