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Le Dr Laurent Toubiana a présenté le 30 janvier sur CNews un graphique qui compare le nombre de malades au cours de l’épidémie saisonnière de grippe de l’hiver 2014-2015 au premier épisode de Covid-19 en France en mars 2020, dans le but de relativiser la gravité de l’épidémie. Mais son graphique est trompeur, car il oppose des données incomplètes et incomparables, sans retracer le contexte des restrictions sanitaires qui ont eu un impact pour freiner le nombre de malades.Depuis le début de la crise sanitaire, il s'est employé à proposer une lecture sous-estimée de la pandémie de Covid-19, selon laquelle le virus n'est pas plus dangereux que la grippe. Épidémiologiste à l’Inserm, Laurent Toubiana a présenté le 30 janvier sur le plateau de CNews, un graphique qu'il a réalisé pour comparer, selon lui, les conséquences de la grippe à celles du Covid-19. La séquence et le graphique ont été partagés des milliers de fois sur les réseaux sociaux et CNews a depuis retiré l’extrait de sa page Dailymotion. capture d'écran Twitter prise le 4 février 2022Ce type de comparaisons entre la grippe et le Covid pour relativiser l'ampleur de l'épidémie a fait florès depuis le début de la crise sanitaire, comme le montrent de nombreux articles de l'AFP Factuel en plusieurs langues (Ici, ici ou encore ici par exemple).De son côté, le Dr Toubiana a multiplié les déclarations sur la pandémie allant souvent à contre-courant de la communauté scientifique. Il a participé au documentaire complotiste "Hold-up" et a notamment diffusé en mars 2021 une étude qui relativise l’impact de l’épidémie sur la mortalité en France. Il l’a mise en ligne sur le site internet de l'Institut de recherche pour la valorisation des données de santé (IRSAN), une association dont il est le fondateur et le directeur.Co-signée avec le sociologue Laurent Mucchielli dont les propos sur la vaccination ont déjà été contredits par la communauté scientifique, l’étude n’a pas été publiée dans une revue scientifique. Pour réaliser le graphique qu'il a présenté sur Cnews, il a choisi de comparer la grippe de l’hiver 2014-2015 et la période de mars 2020, qui correspond à la première vague de la pandémie de Covid, en citant comme source l’IRSAN, son propre institut.En comparant un pic de "2.8 millions de malades" lors de l'épisode de grippe de l'hiver 2014-2015 à un pic de Covid de "0.2 millions de malades" selon lui, en "mars 2020", il cherche à démontrer que la grippe a atteint beaucoup plus de personnes que ne l'a fait le Covid.Sous-déclaration des malades du CovidDans l’extrait de son passage sur CNews, il explique qu’il ne se base pas sur le nombre de cas positifs au Covid, qui comprend à la fois les personnes symptomatiques et asymptomatiques, mais seulement sur les "malades" du Covid, soit les personnes symptomatiques, pour les comparer au nombre de malades de la grippe. Pour cela, il semble s'être appuyé sur les données du réseau Sentinelles, composé de médecins généralistes volontaires qui font remonter les symptômes de leurs patients dans la base de données.Concernant la grippe, le chiffre qu'il avance correspond visiblement au nombre de consultations pour syndromes grippaux pendant la période épidémique de grippe (définie par le franchissement d’un seuil épidémique). Au cours des 9 semaines d’épidémie de grippe du 12 janvier au 15 mars 2015, le réseau a estimé que 2,9 millions de personnes ont consulté un médecin pour des symptômes grippaux.Au plus haut de cette épidémie de grippe, la semaine du 2 au 8 février 2015, le réseau a estimé un taux d’incidence de 834 consultations pour 100.000 habitants, un nombre proche de celui avancé par le Dr Toubiana.Selon le Professeur Crépey, épidémiologiste à l'Ecole des Hautes Études en Santé publique (EHESP) et interrogé par l'AFP le 7 février 2022, le réseau Sentinelles fonctionne bien pour suivre les épidémies de grippe. Cependant, il semble pour lui difficile de comparer ses données sur la grippe à celles sur le Covid, surtout en mars 2020, à l’heure où peu de moyens permettaient d’estimer les contaminations au Sars-CoV-2.De plus, les consignes de l'époque recommandaient aux malades de s'isoler et d'appeler le Samu, et non pas de prendre rendez-vous chez un médecin, empêchant un suivi par le réseau Sentinelles, selon les experts interrogés par l'AFP. "Je ne sais pas comment on peut suivre le nombre de malades en mars 2020 étant donné que les gens étaient confinés, qu’il était compliqué d’avoir accès à une consultation médicale ; il y a très certainement eu une sous-déclaration", estime le Pr Sylvie van der Werf, directrice du Centre National de Référence Virus des infections respiratoires à l’Institut Pasteur, contactée par l’AFP le 3 février.Des données ont bien été récoltées par le réseau Sentinelles, mais pas sur toute la période à laquelle le Dr Toubiana fait référence. "Cette surveillance spécifique au COVID-19 ayant été mise en place le 17 mars, une comparaison avec les données historiques ne peut pas être réalisée", indique Santé publique France dans son point épidémiologique hebdomadaire du 24 mars 2020. Une femme fait un test de dépistage du Covid-19 en France, le 21 juillet 2021 ( AFP / Sebastien SALOM-GOMIS)Outre ces points qui rendent très hasardeuse la comparaison tentée par Laurent Toubiana, d'autres éléments empêchent de conclure que le Covid serait moins grave que la grippe saisonnière.Il est en effet difficile de comparer "de façon brutale" la grippe et le Covid comme le fait le Dr Toubiana, explique Sylvie van der Werf, car le contexte des deux épidémies n’est pas comparable. "En mars 2020, nous étions confinés, nous n’avions pas du tout les mêmes interactions (sociales, NDLR) donc la comparaison n’est juste pas valable ! Il faut bien se rendre compte que la surmortalité en mars 2020 aurait été bien pire s’il n’ y avait pas eu le confinement", rappelle-t-elle.Elle rappelle que les mesures sanitaires ont permis de freiner la circulation du Sars-CoV-2 et même de tous les virus respiratoires comme la grippe. D’ailleurs, souligne-t-elle, "il n’y a pas eu d'épidémie de grippe au cours de l’hiver 2020-2021." Ce qui laisse imaginer que de telles mesures de confinement auraient pu freiner l'épidémie de grippe de 2015, elle-aussi. Comparer la mortalité et les hospitalisationsD'autres données que le nombre de malades, comme la mortalité ou le nombre d'hospitalisations peuvent permettre de donner une meilleure idée de l'ampleur de l'épidémie de Covid, notamment sur la saturation du système de santé comme l’AFP l’a expliqué ici et ici."Les chiffres que le Dr Toubiana donne sont justes, mais leur interprétation est défaillante et sert un propos 'rassuriste'", remarque Pascal Crépey. Il a co-publié une étude publiée le 10 janvier 2022 dans la revue Influenza and other respiratory viruses et réalisé une estimation du fardeau des hospitalisations et des décès liés à la grippe en France entre 2010 et 2018. D’après cette étude, le nombre moyen d’hospitalisations liées à la grippe est de près de 19.000 par saison. Lors de l'hiver 2014-2015, 44.024 personnes ont été hospitalisées pour grippe sur toute la saison.A titre de comparaison, au 6 février, 33.027 patients étaient hospitalisées avec un diagnostic Covid en France, d’après les chiffres de Santé Publique France."Avec ce graphique, le Dr Toubiana ignore une comparaison qu’il aurait pu faire : celle du nombre de personnes hospitalisées, en réanimation, ou bien celle du nombre de décès entre les deux épidémies. Or les résultats de cette comparaison ne vont pas dans le même sens et ne servent pas son propos", a expliqué le professeur Crépey à l'AFP le 7 février.Une étude de l’Inserm et du CHU de Dijon publiée le 17 décembre 2020 dans la revue scientifique The Lancet a comparé les données de 130.000 patients hospitalisés pour le Covid-19 ou la grippe saisonnière. Elle a démontré que le taux de mortalité parmi les patients hospitalisés après avoir contracté le Covid-19 au printemps 2020 est trois fois plus élevé que parmi ceux hospitalisés à cause de la grippe saisonnière à l’hiver 2018-2019. "Malgré [le] confinement exceptionnel, on a eu un bilan de mortalité (du Covid, NDLR) en France qui dépasse la pire épidémie de grippe saisonnière qu’on ait eue depuis très très très longtemps", confirmait à l'AFP en octobre 2020 Sibylle Bernard-Stoecklin, épidémiologiste à Santé Publique France. "Dire qu'on a eu tant de décès de la Covid-19 pendant la première vague, la rapporter à une épidémie de grippe saisonnière, ça n'a pas de sens" assurait-elle déjà à l'époque. D'autres observations sur l'âge ou la santé des personnes atteintes permettent de comparer l'impact des deux virus. "Le Covid est différent de la grippe car il rend rarement malades les jeunes, mais s'attaque grièvement aux personnes âgées, même sans comorbidités" , précisait à l'AFP en janvier 2021 Dirk Van Renterghem, membre de l'Union professionnelle des médecins belges spécialistes en pneumologie. "Une hausse des décès inédite depuis 70 ans" en 2020 selon l'InseePour avoir une idée de la gravité d'une épidémie, il est possible d'observer la variation des décès "toutes causes confondues", pour voir l'impact d'une maladie sur la mortalité de la population.A partir des données de l'Insee sur le nombre de morts par semaine en France, Santé publique France a obtenu le graphique ci-dessous. Il révèle une hausse du nombre de décès au printemps 2020, largement supérieure à celle de l’hiver 2014-2015, au moment de l’épisode de grippe saisonnière. capture d'écran du site de Santé Publique France prise le 4 février 2022L’Insee constate en 2020 "une hausse des décès inédite depuis 70 ans", dans une publication parue le 29 mars 2021. Sur l'ensemble de l'année 2020, la France a enregistré une mortalité "exceptionnelle" avec près de 669.000 décès (toutes causes confondues), soit 54.700 décès de plus qu'en 2019, représentant une surmortalité de 9%. Une surmortalité que l'Insee et la communauté scientifique s'accordent à lier essentiellement à la pandémie de Covid-19, comme l'AFP l'a expliqué dans un précédent article de vérification. Selon les experts interrogés par l'AFP, le graphique du Dr Toubiana est fondé sur des données incomplètes. "On peut toujours présenter des courbes côte à côte, mais si on ne cite pas la source des données et qu’on compare des choses incomparables et qui ne prennent pas en compte les mesures barrières, ça me paraît trompeur", conclut le Pr van der Werf.
(fr)
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