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Une publication très virale soutient qu'une "loi Rothschild" votée en 1973 en France s'est traduite par une explosion "artificielle" de la dette publique qui aurait ensuite été "pillée" par un membre de cette famille de banquiers d'affaires. Derrière cette affirmation se cache un mythe tenace selon lequel cette loi aurait contraint l'Etat à cesser de se financer à bas coût auprès de la banque centrale et à contracter de la dette auprès de fonds et banques privées. Selon plusieurs économistes et les recherches de l'AFP, ce texte n'a pourtant fondamentalement rien changé au mode de financement de l'Etat français et à l'explosion de son endettement ces quarante dernières années.Crâne dégarni, cheveux grisonnants et costume de rigueur, l'homme n'est pas identifié mais les accusations qui pèsent sur lui sont accablantes. "Voici le plus grand pilleur de France", clame une publication partagée au total plus de 2.000 fois sur plusieurs comptes Facebook depuis le 21 mai.Selon le post, ses malversations s'étaleraient sur 40 ans, porteraient sur la somme astronomique de 2.800 milliards d'euros --soit peu ou prou le montant de la dette publique française en 2020 selon l'Insee -- et seraient liées à une "loi ROTSCHILD (sic) du 3 janvier 1973 créant artificiellement de la dette publique". D'après l'outil de recherche d'image inversée de Google, l'homme ciblé dans la publication est Jacob Rothschild, ancien président du fonds d’investissement RIT Capital Partners, photographié ici en 2012 par l'agence AP, et membre de la célèbre famille Rothschild.Malgré l'ampleur de ses méfaits, les "médias" préfèreraient, eux, braquer leurs regards sur des "gilets jaunes" ayant "pillé un magasin de vêtements", clame la publication. L'ensemble de ces accusations repose toutefois sur un mythe: selon trois économistes interrogés par l'AFP, la loi du 3 janvier 1973 a été sans effet réel sur la structure ou le niveau de la dette publique française. Toile de fond de cette publication, le financement direct de l'Etat par la banque centrale n'a pas pris fin avec cette loi, que rien ne relie par ailleurs à la famille Rothschild. Son interdiction formelle a, en réalité, été scellée dans les traités européens de 1993 et fait, depuis, l'objet d'une contestation croissante dans certains cercles politiques et économiques.Une loi entourée de fantasmesAu fil des années, cette loi réformant l'organisation de la Banque de France s'est chargée de fantasmes jusqu'à être tenue pour responsable de la montée en flèche des intérêts payés chaque année par l'Etat français à ses créanciers. Cette "charge de la dette" devrait s'élever en 2021 à 37,1 milliards d'euros, représentant ainsi un des principaux postes budgétaires après l'éducation nationale (76,0 milliards) et la défense (67,2 milliards).Selon ses contempteurs, cette loi aurait définitivement coupé le cordon de financement entre la Banque de France et l'Etat, qui aurait ainsi été contraint de se financer exclusivement sur les marchés de capitaux, moyennant d'onéreux intérêts payés aux investisseurs privés. Cela ne correspond toutefois pas à la réalité, selon les experts joints par l'AFP le 25 mai, ni à la teneur des débats parlementaires au moment de l'examen du texte ou au contenu même de la loi."C'est une loi de dépoussiérage et ce n'est que ça, les derniers statuts de la banque de France dataient de 1936. Elle ne fait que codifier des règles mais elle n'a rien changé au mode de financement de l'Etat", assure Guillaume Nicoulaud, qui a travaillé vingt ans dans la finance de marché et a publié en 2018 un article sur ce qu'il appelle "une intox populiste".Ce texte, officiellement et sobrement intitulé "loi sur la Banque de France", ne doit par ailleurs son surnom qu'au fait que Georges Pompidou, président de la République en 1973, avait travaillé entre 1954 et 1958 à la banque d'affaires Rothschild, souvent au coeur de diverses théories conspirationnistes à forts relents antisémites (ici ou là).Jacob Rothschild doit d'ailleurs sans doute à sa seule confession juive le fait d'être ciblé dans la publication: le fonds RIT Capital Partners, qu'il a fondé, ne gère aucun titre de dette publique, selon son rapport annuel 2020. "Il y a pas mal de fantasmes autour de cette loi de 1973 qui, en fait, n'a fait qu'entériner des évolutions qui étaient déjà bien installées", précise Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l'université Paris I-La Sorbonne et professeure associée à l'Ecole d'économie de Paris. "A partir des années 60 en France, le circuit qui permettait au Trésor de se financer directement auprès de la banque centrale avait déjà commencé à être démantelé", poursuit-elle.C'est également le sens des propos de Benjamin Lemoine, chercheur en sociologie au CNRS. "La fixation sur le mythe de la loi de 1973 masque une autre réalité historique, plus décisive : celle du circuit du Trésor et l'État-banquier, qui finançait sa trésorerie sans recourir à la dette et à l'emprunt, mais en captant dans ses caisses par des canaux réglementés les liquidités à court terme circulant dans l'économie", explique l'auteur de "L'ordre de la dette" (2016, Ed. La découverte)."Ce circuit a été démantelé à partir du milieu des années 1960, au nom de la lutte contre l'inflation", explique-t-il dans un courriel à l'AFP. En empruntant directement à la Banque de France, l'Etat faisait ainsi tourner la planche à billets, au risque d'accroître la masse monétaire en circulation et de faire monter les prix.D'où vient ce "mythe"?C'est, semble-t-il, l'interprétation erronée de l'article 25 de la loi qui a semé la confusion et prêté à ce texte bien plus de pouvoirs qu'il n'en a vraiment. Dans un jargon très technique, il dispose que "le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l'escompte de la Banque de France". Cela signifie, en clair, que le Trésor ne peut émettre lui-même un titre de dette qu'il se devrait à lui-même et s'en prévaloir auprès de la Banque de France afin d'obtenir, en contrepartie, une avance de trésorerie. "C'est comme si vous écriviez +je me dois de l'argent à moi-même+ que vous allez à votre banque pour faire valoir ce titre et obtenir du cash en contrepartie", explique M. Nicoulaud, qui affirme que cette pratique était déjà extrêmement marginale. Son interdiction ne figurait d'ailleurs pas dans le projet de loi gouvernemental mais a été introduite à la faveur d'un amendement parlementaire.La loi de 1973 est, en réalité, loin de couper le lien entre Trésor public et Banque de France. Son article 19 dispose ainsi que "les conditions dans lesquelles l'Etat peut obtenir de la Banque des avances et des prêts sont fixées par des conventions passées entre le ministre de l'économie et des finances et le gouverneur" sous le contrôle du Parlement.De fait, le financement direct de la dette par la Banque de France a perduré après l'entrée en vigueur du texte. "Après la loi de 1973, les avances de la Banque centrale au Trésor continuent mais sont plafonnées. Elles représentent autour de 10% de la dette publique", indique M. Lemoine.Dès septembre 1973, une convention de trésorerie fixera à 20,5 milliards de francs le montant maximal que le Trésor peut alors emprunter directement auprès de la banque de France, dont la moitié à titre gratuit, confirme l'ouvrage collectif "La Dette publique" (2021, Ed. Seuil), signé par plusieurs membres du collectif des "économistes atterrés", opposé à l'idéologie néo-libérale.Les interprétations erronées autour de ce texte se propageront des décennies plus tard, à la fin des années 2000, à l'initiative d'un certain André-Jacques Holbecq, raconte M. Lemoine dans son ouvrage "L'Ordre de la dette".Cet ancien pilote d'Air France, qui a fondé dans les années 2000 un réseau d'expertise citoyen sur l'économie, fait connaître sa théorie sur la loi de 1973 en interpellant Valéry Giscard d'Estaing en juillet 2008, sur le blog de celui était ministre de l'Economie et des Finances quand ce texte a été adopté.Ce commentaire en suscite bien d'autres, fait naître un débat dans la presse avant d'être repris, principalement par l'extrême droite et l'extrême gauche, avant la présidentielle de 2012. Le 9 décembre 2010, Marine Le Pen affirme ainsi qu'elle va, si elle est élue présidente, "sortir de la loi de 1973" qui aurait obligé la France à "emprunter sur les marchés financiers avec des taux d'intérêt importants". Pour mémoire, la loi de 1973 a été abrogée en 1994. La confusion n'est pas seulement celle du FN. En décembre 2012, l'ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard s'était lui aussi indigné d'une "loi stupéfiante" qu'il datait de 1974 et qui aurait "interdit à l'Etat de se financer sans intérêts auprès de la Banque de France". "On a obligé les Etats à aller se financer sur le marché financier privé à 4 ou 5%", assurait M. Rocard (à partir de 3'23 sur la vidéo).Le retour à échéances régulières de cette thèse erronée, qui avait déjà été vérifiée par nos collègues du Monde en 2018, peut s'expliquer par la volonté de trouver une explication simple à l'explosion de la dette publique (Etat et collectivités locales), qui représentait 21,2% du produit intérieur brut en 1978 et en pesait 116,4% en 2020 selon l'Insee."Ce qui s'est passé sans doute, c'est qu'on a essayé de trouver une justification alors qu'on vote des budgets déficitaires tous les ans depuis 1945, détaille M. Nicoulaud. Il fallait trouver un grand complot pour expliquer comment et pourquoi la dette s'est creusée". Ce thèse refléterait également, selon M. Lemoine, "une envie de puissance et de démocratie sur les questions macro-économiques, monétaires et financières", à rebours des choix opérés ces dernières années."Si la loi de 1973 n'y est pas pour grand-chose, il reste vrai que le financement exclusif de l'État via une dette émise sur les marchés financiers renvoie en partie à un choix politique et à une stratégie d'État", ajoute le chercheur en sociologie au CNRS.Qu'en est-il aujourd'hui ?Déjà peu à peu délaissé par les gouvernements successifs, le financement direct de l'Etat par la banque de France a, de fait, été totalement banni du champ d'action politique : il a été formellement interdit par le traité européen de Maastricht de 1993, qui a posé les jalons de l'union monétaire. Extrait du traité de Maastricht Cette doctrine, inspirée par le modèle allemand de maîtrise de l'inflation, a été régulièrement contestée par les partisans d'un desserrement de l'orthodoxie budgétaire et à la faveur notamment de la crise de la dette publique en Europe en 2009-2010.Grèce en tête, plusieurs pays de la zone euro en grande difficulté économique avaient alors vu leurs circuits de financement s'assécher, les marchés refusant de leur prêter des liquidités ou leur imposant des taux d'intérêts prohibitifs.Des mécanismes de contournement ont été mis en place et la Banque centrale européenne a, depuis, massivement racheté des titres de dette publique sur le marché secondaire --c'est-à-dire pas directement auprès des Etats-- afin de faire baisser le coût de l'argent à long terme. Mais le débat demeure."Le fait de devoir se financer sur les marchés revient à soumettre les Etats aux humeurs et aux exigences des marchés et ça ne permet pas du tout de financer les mêmes choses que si les Etats se finançaient auprès de la Banque centrale", analyse Mme Couppey-Soubeyran, qui affirme qu'il faudra repenser ce modèle notamment pour financer la santé ou la transition écologique."C’est un vrai sujet, ajoute-t-elle, mais le problème c’est que si on aborde de manière fantasmée et diabolisée la loi de 1973 on rate finalement le cœur du sujet et on discrédite le fond du problème".Edit le 27/05/21 à 15h35: complète les fonctions de Jézabel Couppey-Soubeyran
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