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Des photos de crânes étonnamment allongés très partagées sur Facebook en Côte d'Ivoire montrent, selon les internautes qui les font circuler, de "mystérieux" ossements péruviens génétiquement déformés. Attention: ces crânes découverts au début du XXe siècle dans des tombes à Paracas (Pérou) doivent leur forme à des bandages crâniens, une pratique culturelle parmi les peuples précolombiens vivant dans cette région, comme l'ont expliqué plusieurs spécialistes à l'AFP. Par ailleurs, aucune étude scientifique fiable n'a démontré que ces déformations n'étaient dues à la génétique. Dix photos de crânes déformés, comme allongés vers le haut, et dix dessins d'hommes aux crânes pareillement difformes: ces images montrent les "mystérieux crânes de Paracas", selon l'internaute qui les partage dans un groupe dédié à l'archéologie et à l'histoire de l'art.Leur inhabituelle forme oblongue ne serait pas "le résultat d'une déformation crânienne artificielle, mais de la génétique", affirme-t-il. Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 2 mars 2022Cette publication a été partagée plus de 750 fois depuis le 22 février et circule sur Facebook en Côte d'Ivoire.Le remodelage crânien, une pratique culturelleAttention cependant: si ces photos de crânes n'ont pas été modifiées, leur forme inhabituelle n'est pas due à la génétique mais à une pratique culturelle intentionnelle. Ces crânes appartenaient en effet à un peuple précolombien vivant au Pérou, les Paracas, a expliqué à l'AFP Matthew Velasco, un bio-archéologue anthropologue étudiant les populations précolombiennes des Andes péruviennes et professeur adjoint à Cornell University le 24 février. Et "affirmer que cette modification crâniale artificielle est le résultat de la génétique est tout simplement grotesque", poursuit-t-il.En réalité, cette forme crâniale inhabituelle est due à "un bandage intentionnel de manière à remodeler le crâne d'un nourrisson tant que les os du crâne sont encore flexibles", détaille cet expert: "une décision culturelle, et pas un phénomène génétique". "Très présente parmi ce peuple" qui a vécu entre 800 ans et 100 ans avant notre ère, cette coutume était "pratiquée dès le plus jeune âge de l'enfant", explique de son côté Lucie Dausse, autrice d'une thèse sur le sujet et chercheuse associée au laboratoire du CNRS ArchAm, contactée par l'AFP le 3 mars. Elle note que cette tradition se retrouve également chez d'autres sociétés à des échelles différentes - chez les Incas, par exemple."D'après ce qu'on retrouve dans les fouilles archéologiques, [ces déformations crâniennes sont] plutôt liées à des bandages", précise-t-elle: "Les Paracas utilisaient beaucoup de tissus et pouvaient aussi utiliser des éléments un peu plus rigides, tels que le roseau ou le bois (...). En l'occurrence pour allonger la tête vers l'arrière et vers le haut, on aplatit au niveau du front et au niveau de la partie postérieure. Donc évidemment le crâne pour grandir va pousser vers l'arrière, [car] on le contraint."Quand un enfant naît, "le crâne est composé de 45 pièces osseuses qui ne sont pas soudées, comme de la pâte à modeler", ce qui conduit "le crâne [à] prendre la forme qu'on va lui donner" - une pratique "pas forcément douloureuse", note l'experte.Aucune étude revue par les pairs confirmant la thèse génétiqueRécusant également l'hypothèse génétique, Melissa S. Murphy, professeure d'anthropologie à l'université du Wyoming, a confirmé à l'AFP le 23 février que plusieurs études des généticiens dont elle connaît les travaux spécialisés dans l'étude de l'ADN en Amérique du Sud (Graciela Cabana, Cecil Lewis et Lars Fehren-Schmitz) "portent sur des restes humains de la côte sud du Pérou, y compris des échantillons provenant probablement de crânes qui ont été culturellement modifiés" sans jamais conclure à une origine autre que culturelle.Lucie Dausse abonde: il n'existe "aucune étude" de sa connaissance permettant de prouver que les déformations visibles dans les photos virales sont génétiques. "[Il n'y a pas beaucoup d']études génétiques en général dans cette région, même dans d'autres projets archéologiques au Pérou, tout simplement parce que la conservation n'est pas toujours optimale. Il peut y avoir des contaminations, aussi bien contemporaines qu'anciennes. Ensuite, souvent, les problématiques liées à la génétique sont plutôt de l'ordre des mouvements de population" que de l'influence du phénotype sur l'apparence des ossements, ajoute la chercheuse rattachée au CNRS.L'AFP n'a pas été en mesure de trouver des études scientifiques revues par des pairs concluant que ces déformations étaient d'origine génétique. De même, l'affirmation selon laquelle ces crânes "n'étaient pas originaires de la région [mais avaient peut-être] migré d'Eurasie il y a plus de 2.500 ans" est fausse également: "il existe plusieurs études scientifiques qui démontrent la continuité génétique entre le peuple Paracas et les populations qui ont vécu après elles", rappelle Matthew Velasco, ainsi que des "preuves archéologiques" et anthropologiques qui inscrivent ce peuple dans la lignée des populations de cette région péruvienne. Par ailleurs, suggérer qu'une partie de l'héritage culturel péruvien "vient d'ailleurs est honnêtement honteuse; comme de nombreuses théories du complot qui entourent les restes humains dans les Amériques, cette infox contribue - d'une manière modeste mais non négligeable - à une histoire coloniale plus large d'effacement des peuples indigènes", alerte le chercheur. Différentes significationsCes pratiques culturelles de déformation crânienne pouvaient revêtir différentes significations en fonction de la société dans laquelle ces peuples évoluaient."Le façonnage délibéré de la tête est une forme de modification culturelle du corps qui peut indiquer différentes choses, comme l'identité d'une personne, un rite de passage, une profession", commente Melissa S. Murphy, de l'université de Wyoming. Dans le cas des crânes de de Paracas, "il s'agit probablement d'une question d'identité". Selon les travaux de deux chercheuses, Rosaura Yépez Vasquez et Christina Torres-Rouff, cités dans cet article de The Conversation paru en avril 2018, ces déformations étaient "un indicateur de hiérarchie et surtout de différenciation entre les communautés".Dans les cultures du sud-ouest du Pérou, "la décision de modifier la tête d'un nourrisson était probablement liée à des idées sur la manière appropriée d'élever et de socialiser un enfant: l'acte de bander la tête peut également avoir été lié à des rituels spécifiques de passage à l'âge adulte ou à des significations culturelles ou religieuses sur ce que signifie être une personne", ajoute Matthew Velasco, de Cornell University, citant l'exemple du peuple Collaga qui modelait le crâne de ses nourrissons pour les faire ressembler aux montagnes dont ils provenaient.Rumeurs et infox récurrentesDepuis leur découverte, ces crânes ont fait couler beaucoup d'encre: plusieurs médias ont déjà publié des articles de vérification à ce sujet dans les dernières années, surtout en réponse à des rumeurs affirmant que ces crânes appartenaient en réalité à des aliens (ici, ici ou encore ici). La publication virale que nous vérifions cite comme source la page Facebook "Peru conocelo", sur laquelle on retrouve une autre publication reprenant la théorie selon laquelle la forme de ces crânes est due à la génétique. Cette dernière cite un "expert", Brien Foerster, qualifié de "personnalité du monde de la pseudo-science" par le site de vérification américain Snopes. Melissa S. Murphy, de l'université du Wyoming, qui a déjà entendu parler de lui, a par ailleurs déclaré à l'AFP que "Brien Foerster ne détenait aucunes compétences académiques ou professionnelles sérieuses en archéologie, en génétique ou en anthropologie biologique".Selon RationalWiki, une encyclopédie dédiée à la pseudo-science, citée par Snopes, "Foerster n'a guère de qualifications scientifiques pertinentes, mais dirige une société d'excursions et a participé régulièrement à l'émission non-scientifique de History Channel, Ancient Aliens".
(fr)
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