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Les richesses des pays africains spoliées par la France via le système monétaire du Franc CFA ? C'est ce qu'a déclaré la Première ministre italienne Giorgia Meloni, dans un entretien de 2019. Selon elle, la France "exploite les ressources" des 14 pays utilisant cette monnaie et demande que "50%" de leurs exportations "finissent dans les coffres du Trésor français". C'est faux : le chiffre de 50% fait en réalité référence au mécanisme de stabilité du taux de change du Franc CFA. Jusqu'en 2019, ces pays étaient obligés de verser 50% de leurs réserves de devises auprès du Trésor public français, comme l'ont expliqué trois spécialistes à l'AFP. Cette obligation, très critiquée ces dernières années, a été par ailleurs officiellement supprimée pour les huit pays d'Afrique de l'Ouest en 2020 à la suite de réformes sur le Franc CFA. Cet extrait, qui a ressurgi mi-novembre sur plusieurs plateformes comme TikTok et Twitter après de nouvelles tensions franco-italiennes sur la crise migratoire, cumule désormais plusieurs millions de vues.Le franc CFA, outil de spoliation des richesses africaines par la France ? En pleines tensions franco-italiennes sur la crise migratoire en Méditerranée, une interview de l'actuelle Première ministre Giorgia Meloni, dans laquelle elle dénonce le Franc CFA comme une "monnaie coloniale", a refait surface mi-novembre en ligne. Vu des centaines de milliers de fois sur Tiktok et cumulant des milliers de partages et des millions de vues sur Twitter en français comme en anglais, en italien ou en espagnol, cet extrait vidéo reprend un argumentaire hostile à la France. Pour Giorgia Meloni, la France, qui imprime la monnaie pour les 14 pays africains de la zone Franc (sans compter les Comores), appliquerait un "seigneuriage, en vertu duquel elle exploite les ressources" de ces Etats.Dans cette interview de janvier 2019 issue de l'émission italienne "Non è l'Arena", celle qui était alors députée du parti d'extrême-droite Fratelli d'Italia accuse Paris d'avoir mis en place un système dans lequel la France imprimerait le Franc CFA en échange d'une obligation pour ces pays "que 50%" de leurs exportations finissent "dans les coffres du Trésor français".Montrant à la caméra la photo d'un enfant travaillant dans une mine au Burkina Faso, elle déclare : "L’or que cet enfant extrait finit presque entièrement dans les coffres de l’État français". Une exploitation qui serait à ses yeux à l'origine de la crise migratoire : "la solution est de libérer l'Afrique de certains Européens qui l'exploitent et de leur permettre de vivre de ce qu'ils ont !". Capture d'écran d'un tweet mentionnant l'exploitation des ressources des pays africains par la France via le Franc CFA. Dans la vidéo, Giorgia Meloni déclare que la France demande à ce que "50% de tout ce que le Burkina Faso exporte finisse dans les coffres du trésor français" (capture du 24/11/22)Une interview antérieure aux tensions franco-italiennes sur l'Ocean VikingCet extrait vidéo a ressurgi dès le 11 novembre sur Instagram comme sur Tiktok, notamment via un compte pro-Meloni, peu après les critiques du gouvernement français à l'égard de la politique migratoire italienne.Le 10 novembre, le ministre de l'Intérieur français Gérald Darmanin avait notamment fustigé le comportement "irresponsable" de la Première ministre italienne, qui avait refusé d'accueillir le bateau Ocean Viking de l'ONG SOS Mediterranée et ses 234 migrants recueillis en mer fin octobre.Ces derniers jours, de nombreuses publications en ligne, mais aussi des médias anglo-saxons comme le Daily Mail ou Sky News Australia, ont présenté l'interview comme une réponse directe aux critiques françaises.En réalité, les arguments tenus par Giorgia Meloni, qui datent donc de 2019, sont trompeurs, en plus d'être désormais caduques pour une partie d'entre eux, comme l'ont expliqué trois spécialistes de la zone Franc à l'AFP. La zone franc : chiffres clés, organisation et fonctionnement ( AFP / Alain BOMMENEL, Philippe MOUCHE) Non, la France ne récupère pas 50% des exportations des pays africainsContrairement à ce qu'affirme Giorgia Meloni, ni le Burkina Faso, ni aucun autre Etat utilisant le Franc CFA ne doit donner 50% du produit de ses exportations à la France. "C'est un propos qui ne tient pas et révèle une incapacité de compréhension des mécanismes monétaires", décrit Massimo Amato, professeur à l'Université Bocconi de Milan et spécialiste des questions monétaires en Afrique, interrogé par l'AFP le 22 novembre. "Il y a une erreur de sa part : ce n’est pas 50% des exportations. C’est 50% des réserves de change des pays du Franc CFA qui sont déposés au niveau du Trésor français", confirme Demba Moussa Dembelé, économiste sénégalais interrogé par l'AFP le 23 novembre.Giorgia Meloni fait en effet référence à l'obligation née en 1945 pour les 14 Etats de la Zone Franc de déposer 50% de leurs réserves de change dans un compte au sein du Trésor public français. Un mécanisme souvent décrit à tort ces dernières années comme un "impôt colonial".Quel est le principe des réserves de change ? Ces réserves sont une épargne destinée à conserver une stabilité de la monnaie. Depuis 1945, le cours du Franc CFA a été arrimé au franc puis à l'euro, afin de garantir la convertibilité et la stabilité de la monnaie.En contrepartie de cette garantie de convertibilité illimitée, les Etats de l'UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine, voir carte) et de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale, voir carte) ont eu pour obligation de centraliser 50% des réserves de change auprès du Trésor Français. Le Trésor français estime en effet devoir "pouvoir apprécier l’évolution des réserves de change et mesurer les risques éventuels que la garantie de convertibilité soit appelée", comme expliqué sur son site.Cette fixité du taux de change entre l'euro et le Franc CFA (1 euro est égal à environ 655 francs CFA) ne profite pas qu'à la France. "Les pays exportateurs qui pourraient bénéficier de ce taux de change fixe sont tous les pays membres de la zone euro, comme l’Italie", rappelle Pierre Jacquemot, expert à la Fondation Jean Jaurès, qui juge ainsi l'argument de la Première ministre italienne "absurde". "Sauf que le mot 'Franc' crée des fantasmes". Des réserves appartenant aux Etats africainsComme l'ont expliqué tous les spécialistes interrogés, ces réserves ont par ailleurs toujours appartenu aux Etats africains. "Le trésor Français est simplement le garant, la banque auprès desquelles sont déposées ces devises, avec une rémunération à la clé", précise Pierre Jacquemot."Les réserves de la banque centrale sont envoyées dans un compte géré par la France pour le compte des banques centrales africaines. Ces réserves sont investies, et ce rendement leur est reversé", développe Massimo Amato. Qu'en est-il du "seigneuriage" mentionné par Giorgia Meloni, ce droit qui serait perçu par la France en échange d'émission de la monnaie ? Si les billets sont bien imprimés en France, l'Etat français n'émet pas cette monnaie et ne récupère aucun impôt lié à cette fabrication. "L'idée d'une prise d'otage liée à la fabrication de billet n'a pas de sens", souligne Massimo Amato, qui décrit une "décision d'outsourcing purement technique, même s'il ne faut pas oublier que ce choix a aussi une signification symbolique". Un point rappelé par la porte-parole du ministère de l'Europe et des affaires étrangères Anne-Claire Legendre sur Twitter le 23 novembre : "La Banque de France imprime les francs CFA dans le cadre d’une relation contractuelle client/fournisseur classique avec les banques centrales émettrices", rappelant notamment que les banques centrales des Etats d'Afrique de l'Ouest (BCEAO) et d'Afrique centrale (BEAC) sont "libres de fabriquer elles-mêmes ou de contracter avec une autre imprimerie".En outre, les banques centrales d'Afrique de l'Ouest (BCAO) et centrale (BEAC) décident souverainement du montant, autrement dit du volume de billets à imprimer et à mettre en circulation, même si certaines contraintes pèsent sur elles, comme la maîtrise de l'inflation. Chaque pays est d'ailleurs libre de quitter la zone franc pour émettre sa propre monnaie,comme l'ont fait la Guinée, la Mauritanie et Madagascar. Cette contrepartie de 50% a toutefois été perçue depuis plusieurs années comme une dépendance humiliante vis-à-vis de la France par les détracteurs du franc CFA. "Ce mécanisme a été créé en 1945 car la France considérait que les Etats encore sous dépendance française n’étaient pas suffisamment matures pour gérer eux-mêmes leur devise", décrit Pierre Jacquemot.Depuis plusieurs années, de nombreux économistes ont notamment appelé à la fin de cette contrepartie liée à la fixité du taux de change. "Il est aberrant d’avoir nos réserves de change bloquées dans les coffres du Trésor français", avait notamment exprimé l'économiste, ancien ministre togolais et fervent défenseur d'une réforme du Franc CFA Kako Nubukpo, dans un entretien à l'Opinion en 2015.Une obligation abrogée depuis 2020 pour les pays d'Afrique de l'OuestMais depuis 2020, cette obligation a été abrogée pour les huit pays de la zone UEMOA, à la suite d'une réforme du Franc CFA annoncée en décembre 2019 par les présidents français et ivoirien Emmanuel Macron et Alassane Ouattara. En plus d'avoir acté le futur changement de nom du Franc CFA pour l'Eco, le président ivoirien avait annoncé "l'arrêt de la centralisation de 50% des réserves au Trésor français". Une façon de reprendre la gestion des réserves de change demandée de longue date face à la gestion de ces réserves par la France souvent décrite comme paternaliste."Les 50% de devise gagnées par les pays de la zone Franc Afrique de l’Ouest auprès du Trésor français ont été rapatriés auprès de la banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest. Ce lien avec la France n’existe donc plus", explique Pierre Jacquemot. Une évolution qui rend les propos de Giorgia Meloni complètement caduques en plus d'être faux, alors que le Burkina Faso n'a plus à déposer la moitié de ses réserves de change auprès du Trésor français depuis mai 2020. Les présidents français et ivoirien Emmanuel Macron (à gauche) et Alassane Ouattara (à droite) lors d'une conférence de presse au palais présidentiel d'Abidjan le 21 décembre 2019. ( AFP / Ludovic MARIN)Un manque de souveraineté monétaire toujours actuelMais au-delà de cet enjeu de gestion des réserves, la réforme du Franc CFA n'a pas touché au problème plus large de la fixité du taux de change du franc CFA, toujours arrimé à l'euro. "L’absurdité fondamentale du système zone Franc, aujourd’hui comme dans le passé, c’est que la monnaie est rattachée à un euro, lequel évolue en fonction de sa propre conjoncture", décrit Pierre Jacquemot.Un propos partagé par Demba Moussa Dembélé, qui dénonce une "politique monétaire très restrictive" liée à ce taux de change fixe : "la zone euro et nos pays sont à des niveaux de développement extrêmement différents", explique-t-il.Tous les spécialistes contactés par l'AFP recommandent désormais la mise en place d'un taux de change plus flottant pour favoriser les échanges. Un taux "lié non pas à l’euro, mais au panier des devises représentatives du vrai commerce de ces Etats", indique Massimo Amato. Car si la zone Franc a pu bénéficier d'une stabilité monétaire empêchant une inflation trop forte par rapport aux autres pays africains comme le Nigeria, de nombreux économistes, à l'image de Kako Nubukpo, demandent un politique monétaire plus "expansionniste", avec un taux d'inflation plus important qui permettrait un "surplus de croissance". De plus la maîtrise de l'inflation à laquelle sont tenues les banques centrales les amène à fixer un plafond, en l'occurrence de 2% dans l'UEMOA et de 3% dans la CEMAC, et donc à limiter le flux de monnaie mise en circulation.Un point réitéré à la suite des Etats généraux de l'éco tenus en mai 2021, lors duquel l'ancien ministre togolais a notamment prôné un meilleur contrôle de la politique monétaire par les banques centrales de la région et un taux de change plus flexible.Tensions autour de la présence française en AfriqueCet extrait vidéo ressort aussi dans un contexte de fortes contestations de la politique et présence française en Afrique, notamment au Burkina Faso et au Mali. Interrogé par l'AFP, le Quai d'Orsay, qui dénonce une vidéo au contenu "entièrement faux", a déclaré aussi s'interroger sur la "viralité" de cette vidéo. "Il s’agit d’une vidéo ancienne republiée par des comptes complotistes européens et américains", a-t-il déclaré."Ce n'est pas qu'une question économique, c'est aussi une question géopolitique", souligne Caroline Roussy, directrice de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), à l'AFP le 22 novembre. "Giorgia Meloni dénonce ici de manière très maladroite un sentiment de néo-colonisation des pays Ouest-Africains par la France", décrit-elle, mettant en avant la résurgence d'une telle vidéo dans une "séquence de montée du sentiment anti-français" dans plusieurs pays africains. L'activiste panafricaniste Kemi Seba, lors d'une conférence de presse tenue à Paris le 26 juin 2020 à Paris. ( AFP / STEPHANE DE SAKUTIN)Depuis plusieurs années, plusieurs militants panafricanistes, de la Suisso-camerounaise Nathalie Yamb au Franco-béninois Kemi Sebamènent une fronde contre l'utilisation du Franc CFA, qui constitue pour eux un leg de la politique coloniale de la France.Ex-leader du groupuscule Tribu Ka, qui revendiquait son antisémitisme et prônait la séparation entre Noirs et Blancs avant d'être dissout par le gouvernement français en 2006, Kemi Seba anime aujourd'hui le mouvement Urgences panafricanistes, très suivi sur les réseaux sociaux, qui appelle à "l'autodétermination des afro-descendants". Il avait notamment fait sensation en brûlant un billet 5.000 francs CFA pendant une manifestation contre la "Françafrique" le 19 août 2017 à Dakar, au Sénégal.Quant à Mme Yamb, elle se surnomme "la dame de Sotchi", en référence à son discours "d’anthologie", tenu lors du premier sommet Russie-Afrique en octobre 2019. Elle avait notamment déclaré à cette occasion: "La France considère toujours le continent africain comme sa propriété (...) Nous voulons sortir du Franc CFA (...) Nous voulons le démantèlement des bases militaires françaises qui sous le couvert d'accords de défense bidons, ne servent qu'à permettre le pillage de nos ressources, l'entretien de rebellions, l'entraînement de terroristes et le maintien de dictateurs à la tête de nos Etats". Depuis janvier 2022, elle est interdite d'entrée et de séjour sur le territoire français.
(fr)
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