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Une publication très virale assure que la société de paiement Visa prépare, avec l'assentiment des pouvoirs publics, un vaste plan pour mettre fin à l'utilisation de l'argent liquide. Cette affirmation repose sur des déclarations fausses ou sorties de leur contexte et une telle décision serait du ressort exclusif des autorités monétaires et pas d'une entreprise privée, ainsi que l'expliquent plusieurs économistes à l'AFP.Le "hold-up du siècle" serait en préparation, élaboré en secret par la communauté internationale avec un "complice parfait" --la société américaine Visa-- et un objectif clair: mettre fin à la circulation de l'argent liquide en France dans le cadre d'un "nouvel ordre mondial".Relayée sur une page Facebook intitulée "Le réveil de la résistance", cette publication partagée près de 3.000 fois depuis lundi 31 mars repose sur une vidéo compilant chiffres et citations pour étayer la thèse d'une grande conspiration visant, in fine, à gonfler les profits de Visa et jeter les bases d'un nouvel impôt sur les dépôts bancaires. Capture d'écran FacebookCette thèse n'a toutefois aucun fondement: seule la Banque centrale européenne (BCE) aurait le pouvoir de mettre fin à la circulation de l'argent liquide et n'en a officiellement pas l'intention, selon un récent communiqué de l'institut monétaire et les explications de deux économistes interrogés par l'AFP.Pour démontrer l'adhésion des Etats à un tel projet, la publication se contente par ailleurs de citer un rapport du Fonds monétaire international (FMI) qui n'est qu'un document de travail listant les bienfaits et inconvénients de l'argent liquide et qui ne représente pas la position de cette institution.Un complot, trois acteursPour exposer sa démonstration, la vidéo affirme notamment que la société de cartes bancaires Visa, leader du marché en France, aurait lancé"le grand voyage vers la fin du cash" en interdisant à "ses commerçants" d'accepter de l'argent liquide.Contactée jeudi 1er avril par l'AFP, la société américaine assure n'avoir jamais émis une telle interdiction. L'affirmation mensongère de la vidéo semble en réalité s'inspirer d'une opération lancée en 2017 aux Etats-Unis baptisée "Visa Cashless Challenge" qui proposait de donner jusqu'à 10.000 dollars à des petits commerces d'alimentation ayant accepté d'étudier les bienfaits de paiements uniquement réalisés par carte."Nous voulions stimuler et informer les commerçants des bienfaits et l'efficacité de se passer du cash", déclarait Jack Forestell, directeur monde des produits et solutions de Visa, cité dans un communiqué en 2018.Selon des articles de médias américains à l'époque, ces fonds étaient toutefois versés aux commerçants à la condition qu'ils arrêtent, un temps, d'accepter les paiements en liquide, ce que Visa dément aujourd'hui."On n'a jamais exigé de ces commerçants qu'ils arrêtent d'accepter du cash", affirme le porte-parole du groupe, ajoutant par ailleurs que cette opération, qui n'a duré qu'un an, n'a jamais été mise en oeuvre ailleurs qu'aux Etats-Unis.L'opération, qui se faisait sur la base du volontariat, ne peut en tout cas s'assimiler à une interdiction générale qui frapperait les commerçant utilisant les terminaux de paiement Visa, comme l'assure la vidéo.Tenant toutefois pour acquis que de telles interdictions auraient cours, la publication sur Facebook assure de surcroît qu'elles auraient reçu la bénédiction des pouvoirs publics en France."En acceptant que Visa interdise à ses commerçants d'accepter les paiements en liquide, l’Etat accepte que la loi de Visa passe avant la sienne", soutient ainsi la vidéo, qui se fonde sur un seul --et très discutable -- élément de preuve: un rapport du Fonds monétaire international.Censé démontrer la collusion entre les Etats et Visa, ce rapport publié en mars 2017 n'est pourtant qu'un simple document de travail, sans valeur légale et qui ne "représente pas nécessairement la position" du FMI ou de ses 190 Etats-membres, comme l'indique une mise en garde préalable. Capture d'écran du rapport du FMI.Surtout, ce rapport, s'il estime que l'abandon du cash serait "probablement" globalement positif, conclut que les populations pourraient opposer "des objections valables" à un tel changement qui généraliserait les paiements électroniques et rendrait ainsi les Etats et les personnes "plus vulnérables à des perturbations" telles que le piratage ou les cyberattaques.La publication Facebook en tire pourtant une toute autre conclusion: ce rapport vaudrait adhésion des Etats à la disparition du cash, qui serait toutefois déléguée au secteur privé -- en l'occurrence Visa -- pour contourner les réticences de la population. "On ne saurait être plus clair: l'Etat ne peut pas supprimer l'argent liquide, il faut que cela passe par le secteur privé (...). Peu importe les risques gigantesques, peu importe que les gens soient contre tant qu'on ne le crie pas sur les toits", affirme la vidéo.Une entreprise privée n'a toutefois aucune possibilité de décider de supprimer l'argent liquide en France, une prérogative qui est du ressort exclusif de la BCE, selon les économistes spécialistes de la monnaie, interrogés mercredi 31 mars par l'AFP. "On sait très bien que la circulation du cash ne dépend pas de Visa. C'est une prérogative de la Banque centrale européenne qui impose sa règle à tous les autres acteurs", relève Yamina Tadjeddine, professeure à l'Université de Lorraine.Or, ajoute-t-elle, "la BCE ne s'est jamais engagée à ne plus émettre de billets mais elle réfléchit à adapter la monnaie qu'elle émet aux nouveaux supports technologiques", notamment en envisageant un "euro numérique".Cette possible nouvelle monnaie électronique, qui n'a pas encore été approuvée, "ne remplacera pas le liquide mais lui sera complémentaire", explique la BCE dans un récent communiqué en anglais qui affirme qu'un "euro numérique offrirait un choix supplémentaire pour payer".S'il n'a aucun projet connu d'abandonner le liquide, qui reste accepté dans 95% des commerces en France selon une étude de la BCE, l'Etat a des raisons objectives de préférer la monnaie scripturale (dépôts, chèques...) à la monnaie fiduciaire (billets et pièces). "Le scriptural donne aux autorités un pouvoir de contrôle qu’elles n'ont pas avec les billets qui sont anonymes. Cela leur permet notamment d'avoir un système de traçabilité qui permet de savoir d'où vient l’argent et de combattre ainsi l’évasion fiscale, la fraude ou le blanchiment”, explique Dominique Plihon, membre du collectif des Economistes atterrés, opposé à l'idéologie néolibérale. L'Etat préfère également que "l'argent ne reste pas sous le matelas parce qu'il n'alimente alors pas le circuit économique", complète Mme Tadjeddine.L'argent liquide connaît par ailleurs en France une lente érosion sous l'effet des changements d'habitude des consommateurs et de la large diffusion des cartes bancaires --70,1 millions de cartes bleues étaient en circulation en France en 2019 selon le lobby du secteur.Selon l'étude la BCE publiée en décembre 2020 et déjà mentionnée plus haut, l'argent liquide était encore utilisé dans plus de la moitié (59%) des transactions avec des commerçants et des personnes en France en 2019, mais ces paiements ne représentaient, en valeur, que 25% du total de ces opérations d'achat. Capture d'écran d'une étude de la BCE publiée en décembre 2020.La pandémie de coronavirus a sans aucun doute accéléré le mouvement en France, où les paiements sans contact par cartes bancaires ont été facilités et où la fermeture des commerces non-essentiels a porté le commerce en ligne.Reste une dernière affirmation explosive --et sans preuves-- dans la vidéo: si l'intérêt d'un monde sans cash pour Visa serait d'accroître le volume des commissions qu'elle prélève chez les commerçants à chaque transaction, l'Etat français en profiterait, lui, pour taxer les dépôts bancaires."La fin de l'argent liquide permettra aux pouvoirs publics de taxer l'épargne sans échappatoire possible c'est le dernier impôt qui n'avait pas encore été inventé", soutient la publication.Une affirmation sans preuve qui ne renvoie à aucune déclaration publique et laisse totalement sceptiques les économistes interrogés par l'AFP. "Cela fait écho à la mentalité libertarienne très répandue notamment chez ceux qui gèrent le bitcoin, analyse M. Plihon. Ces sont des gens anti-Etat, anti-banques, qui veulent inventer des moyens de paiement échappant à tout contrôle et vont se dire: "si on n'a plus le choix entre la monnaie scripturale et la monnaie fiduciaire, alors l'Etat va abuser de son pouvoir et va taxer les dépôts"".
(fr)
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